2022 · Dom Juan A4
CHARLOTTE
Pierrot, tu me dis toujours la même chose.
PIERROT
Que’t disi tostemps la medisha causa, per’mor qu’ei
tostemps la medisha causa, e si n’èra pas tostemps la
medisha causa, ne’t diserí pas tostemps la medisha
causa.
CHARLOTTE
Mais qu'est-ce qu'il te faut ? Que veux-tu ?
PIERROT
Diu volha, que voi que m’aimes.[1]
ÉRIC VIGNER créé Dom Juan A4 dans le cadre du Centre de Recherche et de Création Théâtrale de Pau (CRCTP) en août 2022 avec JULES SAGOT, BÉNÉDICTE CERUTTI, EVA LORIQUET et JUTTA JOHANNA WEISS.
"C’est le dernier jour de sa vie, il le sait. C’est au
théâtre que ce jeune homme épuisé par l’amour veut
trouver le repos.
Dom Juan depuis MOLIÈRE devient un mythe. La
vertu cardinale du mythe est sa plasticité, il se prête
à l’interprétation et traverse les modes et l’Histoire
avec une énigme à questionner au regard de la
réalité du temps. C’est cette part de mystère qui
suscite l’intérêt des acteurs et des metteurs en scène
depuis plus de 400 ans. L’œuvre de MOLIÈRE résiste à
l’interprétation univoque.Dom Juan ne livre pas son
secret. Tel Ulysse, il entreprend un voyage.
Dans le bruit assourdissant de ce début de siècle,
un homme qui connaîtrait, malgré son jeune âge,
le tout de la complexité du monde, déciderait de se
réfugier dans un théâtre, la nuit, pour se confronter
à ses démons, pour dire adieu. Il vient peut-être
pour rencontrer la consolation et le repos dans les
bras de la femme aimée, la mère, la sœur, l’amie, la
maîtresse, l’amante. Et si Dom Juan savait ce que
c’est que de mourir d’aimer ?
Ce thème, celui de l’amour, n’est pas le sujet d’étude
principal quand on aborde l’œuvre de MOLIÈRE. C’est
celui qui m’intéresse en général dans les œuvres
dramatiques que j’ai pu mettre en scène mais
particulièrement dans celles de MOLIÈRE. Je prends
le seul alexandrin du Bourgeois Gentilhomme pour
argent comptant et je l’entends littéralement :
« Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir
d’amour »
Pourquoi Dom Juan ne peut-il pas regarder Elvire
quand elle revient après l’avoir fuit ?
« Me ferez-vous la grâce de bien vouloir me
reconnaître ? »
L’amour passe par les yeux et si l’on
voit, tout est perdu.
Ce qui m’intéresse dans ces héros de MOLIÈRE, les
Arnolphe, les Alceste, les Dom Juan, les Jourdain,
c’est que leurs projets, leurs visions,
(autant de projections de MOLIÈRE lui même), sont résolument
intimes.
Trop souvent, Dom Juan apparaît sur les scènes
comme cynique, interprété selon le point de vue
des autres personnages qui tournent autour de
lui et tentent de le définir sans y parvenir, tant
la complexité est grande et paradoxale, tant
l’originalité de Dom Juan échappe au portrait.
« Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé » dit-il à
Sganarelle.
J’ai imaginé ce jeune homme, qui va inconsciemment
vers la mort, sur un chemin qui serait celui d’un
rêve à l’envers, cet espace temps indéfini où l’on dit
qu’un homme au moment de sa mort est traversé
par les fulgurances et les rencontres de sa vie. Je
l’ai imaginé rencontrant de nouveau les femmes
de sa vie ou que les femmes de sa vie jouent pour
lui les rencontres importantes. Celle du Père ou du
Commandeur mais aussi du Pauvre par exemple.
Et que la parole de Sganarelle soit portée par une
actrice.
En réunissant pour cette proposition un acteur et trois
actrices, je place volontairement la question du féminin
en rapport avec le masculin au centre du travail. Ce
n’est pas la question du genre qui me guide, celle qui
agite avec passion l’actualité politique et sociale de nos
sociétés contemporaines occidentales, mais bien celle
du théâtre comme espace de représentation artistique
qui s’invente au-delà du genre.
Quand une femme joue un homme, et vice et versa,
il s’opère une forme de distanciation qui m’oblige à
participer autrement à la réception de ce que je vois
et j’entends. J’imagine le plaisir que le spectateur
du XIXe siècle pouvait éprouver en allant voir SARAH BERNHARDT dans L’Aiglon d’EDMOND ROSTAND. J’ai
souhaité placer ce Dom Juan dans le champ du
théâtre où tout est possible.
L’histoire de MOLIÈRE est celle d’une famille où le jeu
et la vie ne font qu’un et où les femmes occupent une
place fondamentale.
J’ai
écrit Tristan en 2014 entre autres pour BÉNÉDICTE CERUTTI
et JULES SAGOT. C’est probablement ce couple que
j’avais envie de retrouver dans celui de Dom Juan
et Sganarelle. L’un n’existe pas sans l’autre.
JULES SAGOT jouait également le fils dans L’Illusion
Comique de CORNEILLE en 2015 et un autre fils,
celui de Mithridate de RACINE, plus récemment.
BÉNÉDICTE CERUTTI jouait Jeanne, la sœur d’Ernesto,
l’incendiaire, dans La Pluie d’été de MARGUERITE DURAS.
JUTTA JOHANNA WEISS est à l’origine de bien
des créations depuis plus de vingt ans, de Marion
de Lorme de VICTOR HUGO en passant par la française
d’Hiroshima mon amour pour aborder PAUL CLAUDEL
avec l’Ysé du Partage de midi et Monime dans
Mithridate en 2020, ce rôle de femme écrit par
RACINE pour la femme qu’il aimait. EVA LORIQUET qui
nous rejoint dans cette aventure représente la jeune
génération.
Mon travail au théâtre est liée à la réalité des
lieux investis. Que ce soit le tribunal de Pau pour
le procès Brancusi, la manufacture de matelas
désaffectée d’Issy-les-Moulineaux pour La Maison
d’os de ROLAND DUBILLARD, ou la totalité du cloître des
Carmes lors du soixantième festival d’Avignon pour
Pluie d’été à Hiroshima d’après La Pluie d’été et
Hiroshima mon amour de MARGUERITE DURAS.
Nous avons choisi le théâtre à l’italienne, le Saint-Louis que nous investiront différemment en plaçant
le spectateur au plus près de l’intime et du cœur de la création. (les théâtres à l’italienne n’existent
pas en France au moment où MOLIÈRE écrit la pièce
et l’on représente bien souvent ses textes dans des
salons ou des jeux de paumes pour les formats plus importants).
Les spectateurs seront conviés sur la
scène du théâtre vide à une cérémonie nocturne à
laquelle ils n’ont habituellement pas droit.
"[2]
ÉRIC VIGNER
PIERROT
Je te dis toujou la mesme chose, parce que c'est toujou
la mesme chose ; et si ce n'étoit pas toujou la mesme
chose ; je ne te dirois pas toujou la mesme chose.
MOLIÈRE, Dom Juan, Acte II, scène 2
[2] Extrait, Livret Molière 3.0, publié en août 2022 par le Centre de Recherche et de Création Théâtrale de Pau (CRCTP)
© Photographies : Jean-Louis Fernandez, Jutta Johanna Weiss
Textes assemblés par Jutta Johanna Weiss