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Éric Vigner revient sur vingt années d'histoire commune avec l'auteur
Note d’intention & entretien
Jean-François Ducrocq
Aoû 2013
Magazine N°6 du Théâtre de Lorient
Tous droits réservés

Alors que l'on célébrera le centième anniversaire de la naissance de Marguerite Duras le 4 avril prochain - et tandis que le Bibliothèque Marguerite Duras ouvrira ses portes au Théâtre de Lorient en 2014 - Éric Vigner revient sur vingt années d'histoire commune avec l'auteur depuis la découverte fiévreuse de LA PLUIE D'ÉTÉ en 1993 jusqu'à la création de GATES TO INDIA SONG à Bombay, Calcutta et Delhi pour le Festival Bonjour India 2013.

Texte JEAN-FRANÇOIS DUCROCQ
Photographies ALAIN FONTERAY

"En 1993, je travaillais avec des jeunes de l’atelier du Conservatoire d’Art Dramatique de Paris et je cherchais un texte, explique Éric Vigner. En ouvrant La Pluie d’été de Marguerite Duras dans la bibliothèque de ma sœur, je suis tombé sur la phrase d’Ernesto: «Je ne retournerai plus à l’école parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je sais pas ». Cette phrase mystérieuse m’a fait basculer dans un puits profond et a provoqué en moi un choc qui allait bien au-delà du sens ou de la compréhension. La Pluie d’été brûlait en moi, le texte que je découvrais était à la fois écrit dans une langue étrangère et dans une langue intime où je pouvais entièrement me projeter. J’ai immédiatement ressenti le désir de porter cet univers, cette écriture, ce souffle au théâtre. J’ai trouvé dans la dramaturgie de Marguerite Duras le théâtre que je voulais faire».

"Qu’est-ce que tu veux ?"

L’histoire commence donc il y a vingt ans par un coup de foudre artistique, une "rencontre amoureuse" avec une écriture. Peu après avoir fait l’expérience fulgurante de la langue de Marguerite Duras avec La Pluie d’été, Éric Vigner choisit d’adapter le roman au théâtre. Heureuse du résultat qu’elle découvre sur le plateau du Conservatoire à Paris, puis qu’elle retourne voir à Brest et à Aubervilliers, Duras donne les clés de son œuvre au jeune metteur en scène: "Qu’est-ce que tu veux ?" Vigner, du tac au tac, choisit Hiroshima mon amour, le scénario qu’elle a écrit en 1960 pour le film d’Alain Resnais. "C’est un cadeau qui était lié à notre amitié naissante, une amitié qui allait durer jusqu’à la fin de sa vie. Mais, pour des raisons diverses, je n’ai alors pas réussi à monter ce projet, à tenir cette promesse". Marguerite Duras disparaît en 1996 et, depuis, le metteur en scène ne cesse de travailler autour de son œuvre en prenant "des chemins de traverse" pour prolonger sa première expérience avec son écriture: La Douleur en 1998, La Bête dans la jungle—adaptée par Duras à partir de la nouvelle d’Henry James en 2001, Savannah Bay, avec Catherine Hiegel et Catherine Samie, qui signe l’entrée de Marguerite Duras au répertoire de la Comédie-Française en 2002...
C’est finalement en 2006, dix ans après la mort de Marguerite Duras mais aussi dix ans après son arrivée à Lorient, qu’Éric Vigner revient au cadeau que lui avait fait l’auteur. Entre temps le projet a évolué. Ce sera Pluie d’été à Hiroshima, créé dans le Cloître des Carmes pour le soixantième Festival d’Avignon — l’enchevêtrement de deux récits écrits à plus de trente ans d’intervalle: La Pluie d’été, le roman fondateur, et Hiroshima mon amour, le projet qui se dérobe. Un texte où se superposent Ernesto, le gamin illettré qui lit L’Ecclésiaste, et cette femme qui se rend à Hiroshima après la fin de la deuxième guerre mondiale. "Duras a toujours remis en chantier son écriture, et, même absente aujourd’hui, elle nous donne en héritage l’extraordinaire liberté de continuer à nous immerger dans son œuvre pour créer des choses nouvelles, de générer de nouvelles écritures à partir du matériau qu’elle nous a laissé. Son œuvre est un espace de libre circulation, en mouvement perpétuel, les histoires et les thématiques se répondent de livre en livre, comme La Pluie d’été et Hiroshima mon amour. Et au fond, que ce soient des pièces de théâtre, des romans, des contes pour enfants, des articles, des films, des pièces radiophoniques importe peu, la voix de Duras est vouée à la scène, faite pour être portée, déchiffrée au théâtre, pour que chaque spectateur dialogue avec l’œuvre et finisse par écrire sa propre histoire."

La musiQue et Le siLence

Un voyage dans une écriture "à voix découverte" qui invite à ce théâtre de la lecture, à ce théâtre "lu, pas joué" que Duras désirait. Un théâtre qui porte le texte hors du livre, sur le plateau, par la voix seule: "Le processus de l’écriture, du théâtre et de la parole sont pour Marguerite Duras assez semblables. Il faut entrer dans le rythme physique et la respiration de l’écriture. Dire et écrire dans le même mouvement. L’écriture est comme un souffle, qui à un moment donné, rencontre le corps de l’acteur et celui de l’auteur dans le moment même du jaillissement de l’écriture. C’est passionnant de se plonger dans la dynamique de l’écriture de Marguerite Duras et de rejoindre son souffle dans le présent de la représentation."
En 2011, Éric Vigner est à Delhi pour présenter son adaptation du Barbier de Séville, qu’il a créée à Tirana avec des comédiens albanais. Il rencontre alors Aruna Adiceam, attachée culturelle de l’Ambassade de France en Inde, qui coordonne la programmation du festival Bonjour India — une manifestation culturelle francophile qui essaime dans tout le sous-continent indien. Elle lui propose de venir créer une pièce de Marguerite Duras pour la deuxième édition du festival. Éric Vigner accepte. Ce sera Gates to India Song, une adaptation de deux œuvres de Duras—India Song et Le Vice-Consul— qui fera l’objet d’une quinzaine de représentations du 14 février au 13 mars 2013.

Les textes racontent tous deux l’histoire d’amour impossible entre Anne-Marie Stretter et le Vice-Consul de Lahore à l’Ambassade de France de Calcutta, dans l’Inde britannique des années 30. Pour chanter la légende d’Anne-Marie Stretter, Éric Vigner s’entoure de comédiens originaires du pays, dont Nandita Das, égérie du cinéma indépendant indien : "Je voulais que l’écriture de Marguerite Duras pénètre pour la première fois en Inde en donnant à des acteurs indiens les caractères de ces colons français expatriés dans une Inde littéraire, imaginaire car Marguerite Duras n’a jamais mis les pieds en Inde et il n’y pas d’Ambassade de France à Calcutta."
Après Le Vice-Consul écrit en 1966, India Song écrit en 1974— d’abord comme une pièce radiophonique puis au cinéma— Gates to India song tisse ces deux récits du cycle indien de Duras pour les porter au théâtre. La pièce est jouée à Bombay, à Calcutta, où le spectacle est créé dans la cour de la maison du poète Tagore et à Delhi, dans le cadre prestigieux de la résidence de l’ambassadeur de France, sous une forme itinérante.
"C’était très beau de marcher sur les traces de Marguerite Duras, de porter ces fantômes littéraires jusqu’en Inde, dans des lieux qu’elle a entièrement inventés et de partager cette expérience avec des comédiens indiens. L’œuvre de Duras a contaminé tous ceux qui ont participé à l’aventure, il y a eu un acte de transmission où chacun était partie prenante, nous étions dans un sentiment amoureux, régulièrement bouleversés, et il a été aussi émouvant pour moi d’observer que la voix de Duras dépasse la langue, que la traduction en anglais déchire l’air avec la même intensité que le texte original, toujours entre la musique et le silence. C’était une expérience inoubliable mise sur ma route par un hasard étrange. Duras est intimement liée à ma vie, elle me donne des indications pour me perdre, pour ne plus rien reconnaître de ce que je connais. C’est comme ça depuis le premier jour, depuis la phrase d’Ernesto."

LA PLUIE D'ÉTÉ en quelques dates
7–8 Octobre 1993: présentation au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, Paris
26 Octobre–10 novembre 1993: création au Stella à Lambézellec, Brest
27 novembre–19 Décembre 1993: Théâtre de la Commune-Pandora, Aubervilliers
1993–1995: tournée nationale et internationale

LA BÊTE DANS LA JUNGLE en quelques dates
17 Octobre–17 novembre 2001: création au CDDB–Théâtre de Lorient
25–28 septembre 2002: Espace Go, Montréal
12–14 Février 2004: Festival of France, Kennedy Center à Washington

savannah Bay en quelques dates
14 septembre 2002: création à la Comédie-Française, salle richelieu, entrée de marguerite Duras au répertoire de la Comédie-Française
16-23 Octobre 2002: CDDB–Théâtre de Lorient
2003–2004: tournée nationale
4 septembre 2007: re-création à l’Espace Go, Montréal

PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA en quelques dates
11-24 Juillet 2006: création au 60e Festival d'Avignon, Cloître des Carmes
18-22 Décembre 2006: Théâtre Nanterre-Amandiers