Ouest France · 10 novembre 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)

Ouest France · 10 novembre 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)
La dérive de trois existences.
Presse régionale
Critique
Daniel Morvan
10 Nov 1994
Ouest France
Langue: Français
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Ouest France

10 novembre 1994 · Daniel MORVAN

Tandis qu'ils chôment

Sous la lumière maigre d'une ampoule nue, la dérive de trois existences. Et tandis qu'ils agonisent, ils parlent sans faire de bruit, pas plus qu'un bruit de bottes dans une mare de boue. On jouait Reviens à toi (encore) de Gregory Motton, mercredi et hier au théâtre.

"Cette terre est pleine de femmes magnifiques, cette terre est pleine de gens magnifiques" sont les premiers mots de Reviens à toi (encore). N'allez pas dire qu'il s'agit d'un théâtre noir, pessimiste, simplement parce que ses personnages sont au chômage. La vie est là, froide et arrogante, en forme de bras d'honneur. Et pourtant la guigne est là aussi, la poisse, la galère, le ruisseau, le caniveau, et quantité d'autres choses qui veulent dire : pas de toit, pas de travail, tout le reste.

Le metteur en scène Éric Vigner aime à citer la phrase suivante comme étant la clef de la pièce: "Le futur qui se trouvait devant moi est déjà dans le passé sans avoir été dans le présent. « Ajoutons celle-ci, non moins limpide : Ils n'ont pas voulu de moi sur les chantiers. »

Bagages humains

C'est sous une ampoule que la chose se passe. Une lampe nue, maigre comme ce corps décharné de femme qui plie sous un étui à guitare en tétant une bouteille. Qui est-elle, cette jolie momie en Lycra blanc et chaussure rouges qui montre ses dessous? La maîtresse trop jeune (elle pourrait être sa fille) de cet homme qui dort sur un tas de briques ? Quand on est très très fatigué, dit-il, parfois un compagnon peut se joindre à vous, pafois un simple bagage. C'est une hallucination.

Lui ex-fermier au chômage, bateau charnel à la dérive qui raconte d'étranges récits de mer (la femme du capitaine jetée à la mer dans un linceul rouge pour conjurer la tempête) qui trahissent ses obsessions de chômeur. Il se souvient de son mariage avec elle et la scène devient la projection de sa vie dont il se fait l'acteur.

Une cornemuse rôde

L'épouse : huit enfants perdus qu'elle désigne par des numéros, enlevés par l'assistance sociale, mère hitchcockienne clouée dans un fauteuil roulant, vieil insecte sans pattes épinglé au velours rouge du théâtre. Ils vont tenter de comprendre, se renvoyer les torts.

Et il y a cette cornemuse qui rôde, souvenir des noces et du bonheur passé, ou présence menaçante de l'ankou, la mort celte ?

Passé et présent naviguent au hasard comme des morceaux de banquise sociale, avec dessus nos trois personnages dont l'existence se noue et se dénoue. On apprend peu à peu à les connaître.

Une fois installé son triangle, Éric Vigner laisse libre cours à la dérision et à l'humour. Vous aviez sans doute remarqué l'interrupteur pendouillant au bout d'un fil, comme on en trouve dans tous les thrillers. Un cintre descend, Abe-Abraham se dévêt, la fille trempe les vêtements dans une bassine d'eau chaude, les suspend, remonte le cintre sous lequel l'homme s'installe, comme sous une douche... Charles Chaplin aurait pu écrire une telle scène, grinçante. Et cruelle, car elle renvoie directement à l'homme de la rue, enfin, l'homme qui vit dans la rue.