Nouveau Romantique · Éric Vigner · Christophe Honoré · Jean-François Ducrocq

Nouveau Romantique · Éric Vigner · Christophe Honoré · Jean-François Ducrocq
Interview d'Éric Vigner et de Christophe Honoré
Note d’intention & entretien
Jean-François Ducrocq
Sep 2012
Magazine N°4 du Théâtre de Lorient
Tous droits réservés

Nouveau Romantique

Éric Vigner et Christophe Honoré partagent des origines communes, un intérêt certain pour le drame romantique et un amour immodéré pour Marguerite Duras. Désormais artiste associé au CDDB–Théâtre de Lorient, CDN , Christophe Honoré présente son Nouveau Roman et écrit La Faculté, une pièce mise en scène par Éric Vigner avec les comédiens de l’Académie. Entretien croisé

Propos recueillis par JEAN-FRANÇOIS DUCROCQ
Photographies ALAIN FONTERAY

À L’ORIGINE Ils sont tous les deux Bretons. L’un a passé son enfance à Janzé, en Ille-et-Vilaine, 5 000 habitants, l’autre dans le centre Bretagne, à Rostrenen, 3 000 habitants. À l’adolescence, ils rejoignent une première capitale, Rennes, où l’un étudie les Arts plastiques et le théâtre, l’autre, la littérature et le cinéma. Puis vient l’heure de « monter à la capitale », la vraie, pour y affirmer ses désirs et ses ambitions. Ce sera l’école de la rue Blanche suivie du Conservatoire national de Paris, pour l’un, et les premières chroniques dans les Cahiers du Cinéma, pour l’autre. Après plusieurs créations remarquées sur la scène parisienne, Éric Vigner implante à Lorient, en 1996, le CDDB, Centre dramatique de Bretagne, un espace dédié à la découverte, la production et l’accompagnement des artistes de demain. Quant à Christophe Honoré, il aura attendu quinze ans, une production littéraire conséquente et une dizaine de films pour tourner sur les terres de son enfance Non ma fille, tu n’iras pas danser.

«Le fait qu’avec Christophe, nous partagions les mêmes origines, ça n’a l’air de rien, mais c’est pour moi une place laissée au hasard et aux fantômes, la possibilité d’écrire ensemble le livre d’une culture qui s’est longtemps fondée sur l’oralité», explique Éric Vigner.

Tous deux font leur chemin sans se croiser jusqu’en 2008 où l’un met en scène Angelo, Tyran de Padoue de Victor Hugo, quand l’autre avait déjà porté à la scène Marion de Lorme du même auteur, en 1998, pour des raisons semblables: observer les résonances que pouvaient avoir les questions du drame romantique avec les discours esthétiques ou politiques d’aujourd’hui.

«À première vue, on dirait du hasard. (...) Pourtant quelque chose a lieu, et je veux être présent dans l’espace de cet instant, de ces instants, et dire quelque chose qui fera partie du voyage autant qu’il pourra durer.»
— Paul Auster, Espaces Blancs, éditions Unes, 1980.

C’est ainsi que, chemin faisant, Christophe Honoré écrit pour Éric Vigner La Faculté: «Cette pièce est née du désir de Christophe de participer à un projet que j’ai nommé l’Académie, une aventure menée avec de jeunes comédiens qui, tout en maîtrisant parfaitement la langue française, viennent d’horizons géographiques et culturels très différents. Christophe a écrit La Faculté en juillet 2010, juste avant que ne commencent les auditions pour construire l’équipe de l’Académie. Il savait seulement qu’ils auraient entre 20 et 30 ans. Ce qui est intéressant, c’est que cette pièce entre en résonance, presque deux siècles plus tard, avec plusieurs des thèmes de Marion de Lorme: le sacrifice, le destin, l’impossibilité de l’amour, la quête d’absolu de la jeunesse. L’élan amoureux qui agite les jeunes personnages de La Faculté pourrait être considéré comme romantique, hugolien, puisque cet élan va les mener à la mort. Au fond, on parle toujours de la même chose...»

Après avoir interrogé Hugo et le romantisme, Christophe Honoré pose la question de ce qu’est devenu le “nouveau roman”, considéré aujourd’hui comme un tout autre genre d’académie: un groupe d’écrivains dont chacun refuse d’exprimer ou de représenter quelque chose qui existerait déjà, mais qui cherche au contraire à produire quelque chose qui n’existe pas encore et pulvérise la norme romanesque du XIXe siècle.

Au commencement du spectacle, Christophe met dans la bouche de son frère Julien: «(...) Mon frère est monté à Paris, et il a commencé à publier plusieurs romans avant de réaliser son premier film. Puis le cinéma est devenu central dans sa vie, il a capté toute son énergie. Voilà bientôt huit ans qu’il n’a pas écrit de roman. Après chaque film, il me raconte qu’il va s’y remettre, que c’est important, que cette fois il ne lâchera pas. Et non. Ça échoue. C’est presque devenu comme une blague, ce projet d’écrire un nouveau roman. Un truc que ni moi ni personne ne prenons au sérieux. L’année dernière, en juillet, il a commencé à me parler d’une idée qu’il avait pour le théâtre. Il a commencé à me raconter que c’était avec des acteurs et sur un plateau de théâtre, qu’il avait décidé d’écrire un Nouveau Roman.» (Nouveau Roman, prologue, extrait, livret, 28 mai 2012)

Et puis MARGUERITE DURAS, forcément! Si la rencontre avec l’œuvre de Duras a fondé d’une façon déterminante le vocabulaire artistique d’Éric Vigner, il y a fort à parier qu’elle occupe aussi une place de choix dans celle de Christophe Honoré et de son dernier spectacle, Nouveau Roman.

La Faculté et Nouveau Roman, présentés cet été en Avignon, marquent la troisième participation d’Éric Vigner et de Christophe Honoré au Festival, après Brancusi contre États-Unis en 1996 et Pluie d’été à Hiroshima en 2006 pour l’un, et Dionysos impuissant en 2005 et Angelo, Tyran de Padoue en 2008, pour l’autre. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les deux spectacles ont trouvé leur place dans des cours de lycée: celle du Lycée Mistral pour La Faculté, celle du Lycée Saint-Joseph pour Nouveau Roman.

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La conversation qui suit entre Éric et christophe a eu lieu dans Le studio du photographe Frank horvat, Le 8 mai 2012.

Au-delà de votre goût commun pour le drame romantique, vous connaissiez vos travaux respectifs ?

Christophe Honoré : « Je connaissais le théâtre d’Éric en tant que spectateur. Mais ce qui nous a rapprochés n’est pas forcément lié à ça, ni même à nos ressemblances. Il y a plutôt un moment où l’on commence à se dire qu’on peut « jouer » avec quelqu’un. C’est comme au tennis où vous ne jouez pas forcément mieux avec les gens qui ont le même jeu que vous. Le fait qu’on ne provienne pas du même univers a avivé une curiosité de part et d’autre. Avec Éric et Bénédicte, on a eu immédiatement confiance les uns dans les autres. Ce sentiment est rare. C’est assez mystérieux ces choses-là... Et puis le travail qu’ils font à Lorient est à la fois très stimulant et un peu exotique pour moi. Ils ont créé un lieu qui est un générateur d’activités diverses, de rencontres variées. Je me suis dit que ça allait être riche de les accompagner pendant quelques années. Et pour eux, je pense que ça a été la même chose. »

Éric, tu dis qu’avec Christophe vous vous êtes «reconnus»..

Éric Vigner: « Je ne le connaissais pas. J’avais vu quelques-uns de ses films, mais je n’avais rien lu de lui. Mais, oui, c’est ce que dit MARGUERITE DURAS de la connaissance directe. On s’est reconnus. Christophe avait cette envie de faire du théâtre. De notre côté, au CDDB, depuis le début, la question de l’écriture, au sens large du terme, est au centre de nos préoccupations. J’ai cette ambition, peut-être irréalisable au fond, de porter au théâtre quelque chose de la littérature, comme si le théâtre pouvait être l’espace de présentation, en tous les cas, le seuil de l’accès à la littérature. C’est ce que j’aimerais faire maintenant. Là où j’en suis de mon travail. Par rapport à Christophe, ce que j’aime, c’est que c’est quelqu’un qui écrit, il écrit d’abord des livres, il écrit aussi des livres pour enfants, il écrit des scénarios, il fait des films, il écrit des pièces de théâtre, mais tout ça pour moi, c’est la même chose et... »

C.H. : « ...quelques recettes de cuisine aussi... »

É.V.: «... et quelques recettes de cuisine (rires), mais ce que je trouve intéressant, c’est justement, que tu n’as pas quitté quelque chose de l’ordre de l’écriture littéraire. C’est ce qui me plaît dans La Faculté. Évidemment, le sujet me plaît énormément : l’interdit, la transgression, les situations interclaniques, le bannissement, l’opposition entre la loi commune et la loi de la famille, le secret, le fait que ce soit une tragédie contemporaine me plaît énormément, c’est très violent et en même temps ce qui me fascine le plus, c’est ton écriture. Voilà. »

Cette pièce, c’est La Faculté...

É.V. : « La Faculté, ça pourrait être le scénario d’un film. C’est une pièce intime, sociale, politique et contemporaine, une sorte de cri de la jeunesse qui explose silencieusement dans une atmosphère très particulière de nuit et de neige, étrangement sombre et lumineuse à la fois. C’est une pièce qui traite de l’échange amoureux, sexuel, des deals et qui se cristallise autour du meurtre d’Ahmed. Dans un premier temps, on pense à un crime raciste, mais on découvre ensuite qu’il l’est doublement puisqu’il s’agit d’un crime homophobe. Et sur ce drame viennent s’agréger les thèmes du secret, de la famille, de la fratrie... »

C. H. : « En écrivant pour Éric — parce que, finalement, on écrit toujours pour un metteur en scène—, je n’avais pas l’idée de partir soudain sur un territoire totalement inconnu ou étranger. Je me suis plutôt servi de l’énergie d’Éric pour aller approfondir une intuition que j’avais par rapport à ces questions de violence, d’identité sexuelle, d’adolescence comme lieu de terreur et d’attrait. »

C’est aussi une pièce sur la tyrannie familiale...

C. H. : « J’aimais beaucoup ce principe presque scénaristique qu’un frère soit écartelé entre la loi et l’affection qu’il porte aux siens. À quel moment on en vient à trahir les siens pour être honnête ou, à l’inverse, on choisit de préserver ses proches? Dans les faits divers, on voit souvent de quelle façon les gens protègent les leurs. Comme si on était prêt à porter un cadavre. J’aimais cette idée que celui qui ne veut pas porter le cadavre soit celui qui, culturellement, s’est affranchi de sa famille. Qu’il soit déjà une sorte de paria au cœur de cette famille parce qu’il a accédé à une forme de culture, de scolarité dont le reste de sa famille est privée. Ça m’intéresse de voir jusqu’où on peut se permettre de faire le mal au sein d’une famille, comment pousser dans les extrêmes l’idée de la familiarité. On se permet de dire à un frère, à un père, à une mère des choses qu’on ne se permettrait nulle part ailleurs. Cette violence-là peut finir par devenir insoutenable, un harcèlement permanent. Du point de vue de la fiction, j’ai toujours eu un goût pour ça, pour les familles toxiques. Je trouve toujours passionnant de décrire ce qui fait sensualité dans une famille—parce que je crois que la famille est le lieu de la sensualité — et également de tenter de rendre compte de la toxicité qui y règne. »

É.V.: « Dans la tragédie antique, on va vers la catastrophe dans une logique de cause à effet. La Faculté commence par la catastrophe. C’est une tragédie contemporaine qui retravaille ce qui fonde la tragédie antique. Une histoire d’amour impossible percutée par le crime, avec cette interrogation sur le pourquoi des crimes commis par des gens ordinaires qui, par leur acte meurtrier, rejoignent les grands héros tragiques. Qu’est-ce qui pousse Othello à tuer celle qu’il aime? Qu’est-ce qui pousse au crime les jeunes hommes de La Faculté? Et c’est selon moi un texte sur le deuil, nécessaire à l’écriture: le corps de l’œuvre ne peut s’inventer qu’en passant par le deuil, le deuil de l’autre ou de soi-même. C’est ce que j’entends dans l’écriture de Christophe: un secret avec la mort comme expérience initiatique tout à la fois de la lumière et de l’obscurité, de la création. »

C. H.: « Comme dans mes films, il faut qu’une fiction s’achève pour que je puisse raconter quelque chose, la catastrophe a toujours eu lieu au début. Pour une somme de raisons personnelles, je suis plutôt un cinéaste des ruines, de l’après. Ici, la pièce commence par la catastrophe mais, finalement, ce n’est pas là où se joue la tragédie. Le début de la pièce est un drame, un assassinat barbare et là-dessus vient naître la tragédie. À travers l’assassinat d’Ahmed, c’est au fond Jérémie qui est visé par sa propre famille, qui est une famille hautement nocive, proprement cannibale. »

Est-ce un texte que tu aurais pu mettre en scène toi-même?

C. H.: « J’imagine que ce serait une mise en scène plus réaliste que celle que proposera Éric. Ne serait-ce que par rapport au travail avec les comédiens. Je ne suis pas quelqu’un qui travaille sur la distanciation comme Éric, il craint moins que moi le simulacre. Et puis, en termes d’incarnation des lieux, de circulation, même si la pièce est construite avec des lieux très définis, très réalistes, il y a pour moi une impossibilité à représenter ça sur une scène  de théâtre. On a parlé ensemble de la pièce, mais sans jamais projeter l’éventualité d’une mise en scène. Il vaut mieux ne pas en parler. Comme je ne suis pas seulement un auteur, il pourrait mal interpréter quelque chose que je pourrais lui dire, même un haussement de sourcils (rires). Et puis, tout simplement, je ne me sens pas encore assez armé comme metteur en scène de théâtre pour affronter l’auteur que je suis. Mais ça viendra. Peut- être. En ce moment, je travaille à la mise en scène de Nouveau Roman, mais je ne m’en prétends pas complètement l’auteur. Il y a une part importante laissée à l’improvisation, une part qui appartient aux acteurs, aux écrivains dont on parle. C’est une pièce qui n’est pas "signable", j’en suis davantage le maître d’œuvre en termes de dramaturgie. Ça facilite les choses. »

Éric, es-tu d’accord avec Christophe lorsqu’il parle de distanciation pour caractériser ton travail avec les comédiens ?

É.V. : « Pour moi, la distanciation ne fait pas l’économie de la catharsis. Ce n’est pas de la distance, ce n’est pas de l’abstraction ni du formalisme. Quand je pense à la distanciation, je pense au cri silencieux d’Helene Weigel dans Mère courage de Brecht... Je ne suis pas un metteur en scène naturaliste. Pour moi, une femme peut jouer un homme, un vieillard, un enfant, etc. Les comédiens de l’Académie qui vont jouer le texte de Christophe n’ont pas l’âge ni la couleur de peau des personnages de la pièce, mais le principe est que ces acteurs-là jouent cette pièce qui parle d’eux. Le théâtre est un art. L’art de l’acteur est un art de la maîtrise, du corps, du sens, du sentiment, de la diction, de sa projection dans l’espace, de la conscience de l’autre, du public et du rapport qu’il va entretenir avec lui. Christophe est avant tout quelqu’un qui écrit et ce que je voudrais, c’est que son écriture, à travers cette fable, soit entendue et ressentie. »

C. H. : « J’aime que les acteurs s’offrent. Mais je sais qu’au théâtre c’est compliqué parce qu’ils ne jouent pas pour moi, ils jouent pour le public. C’est, je crois, la grande différence entre le cinéma et le théâtre. C’est d’ailleurs quelque chose que je trouve très beau au théâtre. Mais ma place n’est pas essentielle au théâtre ou, en tout cas, elle n’est pas la même qu’au cinéma où le rapport d’intimité avec les acteurs est très différent. Ce qu’il faut réussir à faire, c’est qu’ils jouent ensemble. J’ai compris sur Angelo, Tyran de Padoue que ma fonction principale est de faire en sorte qu’ils existent en tant que groupe et que ce groupe-là puisse se passer de moi assez vite. C’est le contraire au cinéma où la notion de groupe n’existe jamais, où c’est toujours un travail individuel, avec chacun des acteurs. Il y a en revanche quelque chose qui me fait peur au théâtre, c’est que les acteurs ont très fortement envie d’être des personnages sur scène. Pendant les répétitions de Nouveau Roman, je ne cessais de leur dire : « Je voudrais que vous soyez des modèles », mais, bien sûr, l’idée d’être des modèles les déstabilise un peu, ça les rend vulnérables. »

Tu peux préciser cette notion de modèle?

C. H.: « C’est au modèle du peintre que je fais référence. J’imagine une jeune fille qui entre dans l’atelier d’un peintre, ce temps où elle se laisse regarder, où elle se prête aux regards: elle est modèle. C’est ce que j’aimerais réussir à faire avec les acteurs. Mais c’est difficile, surtout au théâtre: comment réussir à faire en sorte qu’ils ne jouent pas? Pour exister sur le plateau, les comédiens "s’habillent" au fur et à mesure et c’est difficile de leur dire: "Ne vous habillez pas trop, laissez-vous regarder comme des modèles." Par exemple, quand je demande à Anaïs Demoustier d’être MARGUERITE DURAS, je ne veux pas qu’elle essaie de fabriquer un personnage de MARGUERITE DURAS qui soit une sorte de convention. Je veux qu’elle reste un modèle, c’est-à-dire qu’on parvienne à percevoir à la fois et en permanence Anaïs Demoustier et l’idée de MARGUERITE DURAS. »

É.V. : « Il me semble que tu obtiendras ça naturellement, simplement en faisant confiance à l’écriture de MARGUERITE DURAS. Tout d’un coup, Anaïs va entrer en contact avec le corps et le sang de Duras. Tu m’as d’ailleurs dit que, pendant les répétitions, elle était déjà parvenue à saisir quelque chose de l’énergie, du rythme, de la pulsation intérieure de MARGUERITE DURAS. Cette énergie, elle est dans l’écriture. Un acteur, c’est un corps, une voix, une présence, une personnalité. Je ne demanderais à aucun comédien de «jouer» MARGUERITE DURAS, il n’y arriverait jamais. C’est une incarnation impossible. En revanche, je peux sortir une phrase du livre de MARGUERITE DURAS et demander à un acteur de nous la dire. C’est au fond ce que MARGUERITE DURAS voulait. Elle disait: «Je veux faire du théâtre lu pas joué, le jeu enlève au texte.» Si tu colles une idée préconçue sur le personnage, sur l’écriture, tu ne vas pas entendre l’écriture. Quand on se penche sur l’histoire du théâtre et l’histoire du jeu, on s’aperçoit que les grands interprètes ne sont pas des gens qui travaillent seulement à la construction du personnage. Je suis d’accord avec toi : la plupart des acteurs veulent trop souvent jouer des rôles. Il y a d’autres façons de procéder, mais ça demande du temps. Et ça dépend des pièces que l’on joue. On peut les aider en leur disant qu’il y a plusieurs jeux, de natures différentes. Si je prends un livre, le premier jeu c’est d’en avoir une lecture qui neutralise le sens commun. Le deuxième jeu, c’est de mettre un peu de soi dedans et de «l’interpréter». Après, ce sera de le lire pour les autres. De le dire à un autre. D’inventer progressivement un dialogue, interactif, un début de dialectique. Il faudrait que l’art de l’acteur soit suffisamment élaboré pour qu’il puisse remettre en jeu ce processus chaque soir devant le public parce que c’est là que tout se joue. L’art du jeu s’invente au présent. Bien sûr, ça ne sera pas si différent chaque soir. C’est comme un très grand cuisinier: s’il fait du cabillaud, ça restera du cabillaud (rires)... Mais ça ne sera pas tout à fait pareil! Il faut que le processus conduise à quelque chose de vivant. Il y a, au théâtre, des processus de travail qui condamnent le spectacle à devenir stérile après quelques représentations. Et, à l’inverse, d’autres où, chaque fois, le curseur indiquant le moment le plus intense se déplace dans le temps de la représentation même si les choses ont été mises en place auparavant. Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est ce que je tente de transmettre à l’acteur, aux jeunes acteurs de l’Académie, l’honnêteté et l’exigence qu’il faut pour être dans un processus de travail qu’on se doit de remettre en cause chaque soir devant le public. Se mettre en mouvement et, pour reprendre cette analogie du modèle, être dans cette forme de présence offerte à l’autre. Travailler le théâtre devant nous et avec nous. Bien sûr, c’est différent au cinéma. »

Christophe, le théâtre te donne-t-il par ailleurs davantage de liberté en termes de recherche esthétique ?

C. H.: « Le cinéma est un art populaire. Le public de théâtre est socialement plus défini, plus «élitiste». Et dans le théâtre public, la question de la rentabilité ne se pose pas dans les mêmes termes. C’est un espace où il est encore possible d’avoir une recherche esthétique. Au cinéma, il faut toujours ruser. Ce qui est normal, car le moindre petit film, même expérimental, coûte trois fois plus cher que la plus grosse production théâtrale. Ce qui me passionne dans l’entreprise de Nouveau Roman par exemple, c’est aussi, là encore, le travail que je fais avec les acteurs. Je leur "confie" un écrivain qu’ils ne connaissaient pas, pour la plupart, avec cette idée qu’ils ne sont pas là pour jouer un texte défini, mais qu’ils sont là pour jouer l’auteur du texte. Et je ne leur demande pas d’être dans la biographie, dans le mimétisme, mais d’être des acteurs qui se confrontent à une personne qui est censée leur fournir la matière pour exister sur scène. Chacun des comédiens avait un étudiant qui faisait des recherches pour lui, on travaillait avec des universitaires, des spécialistes du Nouveau Roman et donc la façon de nourrir les comédiens ne passait pas uniquement par mon savoir. Je leur ai plutôt donné la possibilité d’apprendre des choses, de manière scolaire par moment, ou de manière intuitive, et puis je leur ai donné un espace de liberté sur scène afin qu’ils puissent faire fructifier ce qu’ils avaient saisi. Cette expérience-là, je n’aurais jamais pu la conduire au cinéma parce qu’elle nécessite un temps de travail avec les comédiens qui n’est pas le temps dont on dispose au cinéma. Cette liberté peut être effrayante car il y a une grande part d’inconnu, mais je pense qu’on peut proposer une forme inédite. En tout cas, dans la construction de ce spectacle, c’est totalement inédit pour moi. »

Te sens-tu aussi plus libre par rapport aux sujets que tu abordes au théâtre ? Tu disais récemment que l’injonction de réel y est moins pressante qu’au cinéma...

C. H.: « C’est vrai qu’il y a actuellement une dictature du sujet au cinéma. C’est un retour en arrière après tout ce qu’on a appelé le cinéma moderne, qui va de Rossellini à la nouvelle vague, où on a vu que la grandeur d’un film réside plutôt dans sa force d’invention formelle plutôt que dans la grandeur des sujets. «Quand j’ai besoin d’envoyer un message, j’utilise la poste» disait John Ford. Un cinéaste, c’est quelqu’un qui est capable de mettre en scène un réel, qui est le réel du tournage, pour accéder à une autre réalité. Je reste quelqu’un de très attaché aux histoires, mais je trouve qu’il est dangereux d’avoir la prétention de raconter la réalité. Évidemment, on réfléchit le monde, mais on n’est pas là pour professer. Un film réussi, c’est un film qui est avant tout capable de réfléchir sur le cinéma. Truffaut disait qu’un film devait donner à la fois une idée du monde et une idée du cinéma. »

É.V.: « J’ai toujours pensé que le sujet principal du théâtre, c’est le théâtre lui-même, que le sujet de la peinture, c’est la peinture elle-même et que, au fond, l’histoire est secondaire. Quand Cézanne peint des pommes et dit: "Avec une pomme, je veux étonner Paris", son sujet n’est pas la pomme; son sujet, c’est la peinture. C’est un discours qui est difficile à faire entendre aujourd’hui. Ce n’est pourtant pas une question abstraite. Il faut trouver une forme esthétique nouvelle pour être en accord avec le sentiment du monde. »

C. H.: « Le sujet est roi aujourd’hui. Il y a une très belle phrase de Pinget qui dit que le propre de l’art est d’être «le monument le moins contestable de son époque ». Duras, par exemple, c’est quelqu’un qui faisait partie d’une époque très particulière et qui en a rendu compte comme personne. Pourtant, à aucun moment, elle n’a pris pour sujet Mai 68 ou le choc pétrolier... Il me semble que c’est uniquement en travaillant sur l’invention d’une forme qu’on peut rendre compte de notre époque. »

«Écrire, ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe par son absence.»
— MARGUERITE DURAS, La Vie matérielle, P.O.L, 1987