Molière · Victor Hugo · Extrait de Post-scriptum de ma vie · MOLIÈRE

Molière · Victor Hugo · Extrait de Post-scriptum de ma vie · MOLIÈRE
Quand Victor Hugo parle de MOLIÈRE.
Dramaturgie
Victor Hugo
1860
Programme de la soirée offerte en l'honneur du président Mobutu par M.Pompidou au Théâtre Louis XV du Château de Versailles en 1971
Langue: Français
Tous droits réservés

Molière

Victor Hugo · Extrait de Post-scriptum de ma vie* (rédigé en 1860, publié en 1901)

Dans le monde mystérieux de l'art, il y a la cime du rêve. Toute une poésie singulière et spéciale en découle. D'un côté le fantastique; de l'autre le fantasque, qui n'est autre chose que le fantastique riant. C'est de cette cime que s'envolent les océanides d'Eschyle, les chérubins de Jérémie, les ménades d'Horace, les larves de Dante, les andryades de Cervantès, les démons de Milton et les matassins de MOLIÈRE.

Si quelque chose pouvait démontrer la puissance du rêve dans l'art, ce serait de le voir envahir MOLIÈRE. Le prophète, le jour où les montagnes se mirent à sauter comme des béliers, résista à l'effarement du prodige jusqu'à l'instant où il vit le mont Ararat lui-même entrer en danse. Eh bien, MOLIÈRE aussi, de même que tous les autres poètes, entre en rêve.

MOLIÈRE est POQUELIN, comme Voltaire est Arouet; MOLIÈRE est le produit du pilier des Halles, il est élève de Gassendi, il est l'essayeur d'une tradudion de Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel de son propre enthousiasme; il est Alceste, mais il est Philinte; MOLIÈRE est le grand raisonneur qui, heureusement, n'a pas, comme Voltaire, poussé le raisonnement jusqu'au point où le raisonnement fait évanouir la comédie; MOLIÈRE est homme de génie, valet de chambre, tapissier...

N'importe, ce désillusionné, ce philosophe qui fait le lit d'un roi est, à ses heures, chimérique. "La lune, comme dit Othello, vient de passer trop près de la terre." C'est fait, MOLIÈRE est atteint, comme un simple Shakespeare. Brusquement, tout à coup, MOLIÈRE est ivre. Il est ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à l'abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir sublime; tréteau splendide. MOLIÈRE, subitement éperdu, chancelle du trop-plein de la coupe divine, et comme Horace, il dit : Ohée. Dicit Horatius Ohe. Ce sage devient fou; et voilà le fantasque qui arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la parodie, et la caricature, et l'excentrique, et l'excessif; Boileau, glacé d'horreur, "ne reconnaît plus" MOLIÈRE; les intermèdes font irruption, la farce fait éclater la comédie; la bouche du mascaron Thalie s'ouvre jusqu'aux oreilles et vomit les satyres dansants, les sauvages dansants, les cyclopes dansants, les furies dansantes, les procureurs dansants, les importuns dansants, les espagnols chantants, les turcs bâtonnants, les lutins faisant des sauts périlleux, le muphti et les dervis, les matamores parlant patois, et l'ours et Moron sur l'arbre, et Scapin avec son sac, et Jupiter dans son nuage, et Mercure dans Sosie, et Sbrigani, et Pourceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès; le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire donnent la réplique aux révérences ironiques, Argan se coiffe d'un pot de chambre idéal, le latin sorbonesque fait rage, le mamamouchi baragouine, les tiares de chandelles s'allument, les seringues tourbillonnent, l'apothéose des apothicaires flamboie; et toute cette folie, ô MOLIÈRE, ajoute à ta sagesse!

Une signification sérieuse et forte se dégage de ces lupercales de l'art. C'est le vice accentué, c'est le ridicule barbouillé de lui-même, c'est la lie au front de l'ivrogne. Le laid devient grotesque. La grimace souligne la figure. C'est la physionomie poussée au noir. Qui n'était que poltron est lâche, qui n'était que pédant est idiot, qui n'était que vil est abject. Toute une philosophie sort de la bouffonnerie. C'est le défaut marqué par l'excès. Il semble que la farce délie MOLIÈRE. Ses cris les plus hardis, c'est là qu'il les jette; ses conseils les plus profonds, c'est là peut-être qu'il les donne.

Oui, loin d'être un défaut, comme le croient les critiques de surface, cette quantité de rêve inhérente au poète est un don suprême.

*Post-scriptum de ma vie est une œuvre posthume de Victor Hugo parue en janvier 1901. Elle est composée de recueils de textes philosophiques rédigés en 1860.