Libération · 15 février 1991 · LA MAISON D'OS

Libération · 15 février 1991 · LA MAISON D'OS
Une envie de sortir des théâtres, des rêves de Scala bombardée...
Presse nationale
Critique
Catherine Richard
15 Feb 1991
Libération
Langue: Français
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Libération

04 octobre 2006 · CATHERINE RICHARD

Suzanne par Issy, Sentimental par là

Ils sont jeunes et ne se reconnaissent pas de maître: la compagnie Suzanne M., dans une usine désaffectée d'Issy-les-Moulineaux, monte Dubillard; les Sentimental Bourreau, dans un cinéma pourri de Belleville, "StreapTease forain". Et refont du théâtre une affaire d'impatience et de perversité. (...)

La compagnie Suzanne M.

En 1962, le Théâtre de Lutèce créait la Maison d'os, de Roland Dubillard, dans une mise en scène d'Arletter Reiner. Le critique dramatique du Monde Poirot-Delpech (encore à mille lieux de l'Académie française) observait : "C'est beau comme un dialogue socratique dans lequel s'exprimerait l'univers d'Egdar Poe. Peu de textes sinon ceux de Beckett m'ont à ce point donné cette impression" Aucun théâtre n'a repris cette pièce sublime et abracadabrante qui fourmille de personnages, de scènes chausse-trapes. Jusqu'à ce que Eric Vigner, né deux ans avant la Maison d'os, ne s'en empare et entraîne dans l'aventure une vingtaine de jeunes comédiens qui ne demandaient que ça.

Sorti du Conservatoire de Paris en 1988 - il y a mis en scène la Place Royale de Corneille -, Éric Vigner anime l'année suivante un atelier à la Maison du geste et de l'image, autour de la Maison d'os. "C'est là que tout a commencé." Il ouvre un cours de théâtre, monte un spectacle léger pour le Festival des cultures du monde à Nantes. La mise en scène le taraude. "Par un ami architecte, je connaissais l'existence de cette usine à matelas désaffectée; en visitant le lieu, j'ai tout de suite repensé à la Maison d'os."

Au fond d'une cour, une bâtisse étroite sur trois étages, le "lieu vertical" rêvé par Dubillard pour une pièce pouvant réunir une vingtaine de comédiens. Elèves ou (le plus souvent) anciens élèves de la rue Blanche, du Conservatoire, de l'école de Chaillot, sortis du "tas", ils se sont retrouvés dans ce lieu abandonné et glacé, répétant en gants et manteaux mais aussi nettoyant l'usine, montant les gradins. "Les conditions de travail étaient dures mais les rapports humains extraordinaires."

C'est là l'un des secrets du spectacle, attachant à force d'énergie solidaire et communicative, gommant l'échelle de différents niveaux de jeu dans un maelström. "Il n'y avait aucune rivalité entre nous, disent les comédiens, aucun mépris, mais un respect, une aide mutuelle." Une relation qu'ils souhaitent prolonger côté salle : "On veut des spectacles où le décor et la mise en scène en soient pas mis en avant, on ne veut pas d'images froides qui défilent mais rétablir un rapport entre le spectateur et l'acteur qui s'est défait d'année en année. L'image n'est pas notre préoccupation, mais la convivialité, le plaisir." D'où leur envie de sortir des théâtres, leurs rêves de Scala bombardée, de Bouffes du Nord calcinées. "Ce que l'on aimerait, c'est que cette usine à matelas devienne notre instrument de travail. On n'a pas envie d'être dans un théâtre à tout prix." Pour l'heure, le propriétaire de ce lieu condamné à la démolition leur a accordé trois mois de sursis: ils reprendront le spectacle en avril.

Ils n'ont pas attendu la venue incertaine d'une subvention - même s'ils ont déposé une aide à la première reprise - ni souhaité "promener" ce projet chez différents directeurs de théâtre dans l'attente d'une hypothétique coproduction. Ils ont fait leur spectacle et ils ont bien fait. "Il faut faire. Si on attend trop, on ne sait plus si on sait faire", disent-ils. Les spectateurs, gelés dehors et chauds dedans, embarqués dans leur histoire aux escaliers précaires, sont allés de surprise en surprise, la découverte de la pièce de Dubillard n'étant pas la dernière. Les 35 000 francs récupérés par souscription ont épongé les frais. Personne n'a été payé, mais il n'y a pas de dettes.

Il n'est pas sûr que l'aventure de la Maison d'os soit sans lendemain. Il n'est pas sûr non plus qu'elle survive très longtemps. Éric Vigner et sa compagnie Suzanne M. (un nom qui est comme une dédicace intime) songent déjà à la Femme parallèle de Billet-doux, la Place Royale de Corneille, le Pélican de Strinberg, ou "un truc avec beaucoup d'acteurs", Shakespeare peut-être. Éric Vigner entend devenir un metteur en scène à part entière. Les comédiens voient plus en lui un rassembleur. Celui qui a permis à une vingtaine de jeunes comédiens d'être ensemble sans autre enjeu que celui d'un plaisir partagé : "C'est fabuleux d'être autant."