Une vis sans fin ou le Vertige de L'illusion · Bernard Dort · L'ILLUSION COMIQUE

Une vis sans fin ou le Vertige de L'illusion · Bernard Dort · L'ILLUSION COMIQUE
L'ILLUSION COMIQUE et le rapport à la réalité
Dramaturgie
Bernard Dort
1997
Pierre Corneille Dramaturge
L'Arche Éditeur
Langue: Français
Tous droits réservés

Une vis sans fin ou le Vertige de L'illusion · Bernard Dort

In PIERRE CORNEILLE dramaturge, Éditions l'Arche (1957).

Dans sa dédicace à une mystérieuse Mademoiselle M.F.D.R." (1639), CORNEILLE qualifie L'ILLUSION COMIQUE d'"étrange monstre". Pourtant, quelques années auparavant (la pièce est imprimée en 1639 mais elle a été créée — on ne connaît pas la date exacte — entre novembre 1635 et Pâques 1636), son "succès" ne lui a point fait de honte sur le théâtre". Mais elle a " tant d'irrégularités" que c'est le CORNEILLE de 1660, celui des Examens et de l'édition révisée de son théâtre, qui parle — "elle ne vaut pas la peine de la considérer" : "Le premier Acte n'est qu'un Prologue, les trois suivants font une Comédie imparfaite, le dernier est une Tragédie, et tout cela cousu ensemble fait une comédie." L'auteur du Discours des trois unités ne pouvait que rougir qu'un assemblage fût sorti de sa plume.

L'ILLUSION COMIQUE est une oeuvre de circonstance. Lié à Montdory (le créateur de Mélite) et à la troupe du Marais, CORNEILLE l'a, sans doute, écrite pour fournir un rôle à un nouveau venu, Bellemore, qui sera Matamore. Et il l'a composée de manière à mettre en valeur les talents divers des principaux comédiens de cette troupe qui venait d'être privée, par décision royale, de plusieurs de ses membres, au profit de l’Hôtel de Bourgogne. Peut-être jugea-t-il aussi que c'était le moment de faire un éloge du théâtre et de la profession de comédien. Il y a peu, les "histrions" étaient encore "tenus pour infâmes" bientôt, en 1641, LOUIS XIII se prononcera solennellement en leur faveur : "Nous voulons que leur exercice qui peut innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public." Comme s'il avait entendu Alcandre célébrer, au terme de L'ILLUSION COMIQUE, le théâtre :

(...) "À présent le Théâtre
est en un point si haut que chacun l'idolâtre,
et ce que votre temps voyait avec mépris
est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits,
l'entretien de Paris, le souhait des provinces,

le divertissement du plus doux de nos princes,
les délices du peuple, et le plaisir des grands;

parmi leurs passe-temps il tient les premiers rangs",

Et vanter le métier de comédien :

"Le Théâtre est un fiel dont les rentes sont bonnes,
et votre fils rencontre en un métier si doux
plus de biens et d'honneur qu'il n'eût trouvé chez vous
"

Toutefois, CORNEILLE n'a pas seulement repris un thème à la mode — à l'imitation de la Comédie des comédiens de Gougenot et de la pièce homonyme de Scudéry (1632). De ce qui n'était qu'un matériau ou qu'un procédé (celui de "la pièce dans la pièce"), il a fait le sujet même de son ouvrage. Ici, il ne s'agit pas seulement de comédiens et de leurs aventures. C'est le théâtre même qui est en cause. C'est lui qui s'interroge sur son rapport à la réalité. Et cette interrogation fait tache d'huile : si la réalité elle-même n'était qu'un théâtre? S'il était impossible de faire le partage entre l'un et l'autre? Si tout n'était jamais qu'un "change" et que "feinte"? C'est, sans doute, dans de telles questions que gît la "monstruosité" de L'ILLUSION COMIQUE, plus que dans sa conformation anormale. CORNEILLE lui-même nous le laisse supposer : dans l'édition de son Théâtre en 1660, il en modifie le titre et il la nomme, avec ce mélange de hauteur et de modestie qui lui était coutumier, L'illusion.

En apparence, la fable de L'illusion est relativement simple et la succession de ses épisodes, claire. Un père, Pridamant, dont la sévérité a, il y a dix ans, provoqué la fuite de son fils, Clindor, recherche celui-ci. Il a voyagé partout. "Et ces longues erreurs ne m'ont rien appris." Alors, en désespoir de cause et sur le conseil de son ami Dorante, il est venu consulter un "grand Mage dont l'art commande à la nature", Alcandre. Celui-ci ne se fait pas prier : il va

"de ses amours
Et de tous ses hasards (ceux de Clindor)
vous faire le discours".

Il propose même plus :

"Toutefois si votre âme était assez hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous ses accidents devant vous exprimés
Par des spectres pareils ,à des corps animés,
Il ne leur manquera ni geste ni parole,
"

Voilà pour le premier acte — celui qui, selon CORNEILLE, "ne semble qu'un Prologue". Tout, dans le discours d'Alcandre, fait allusion au théâtre mais rien ne le dit expressément. Seule, l'ouverture, sur un coup de baguette d'Alcandre, d'un "rideau derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens" le désigne plus concrètement. Mais pour Pridamant, en passe de devenir spectateur, c'est seulement là le signe que son fils est en vie et qu'il connaît "un meilleur destin". Nous étions, semble-t-il, devant la "grotte obscure" d'Alcandre. Il faut maintenant y entrer. Alcandre va faire voir à Pridamant des "spectres parlants". Dès le début du deuxième acte, en effet, apparaissent des "fantômes vains" : Clindor et son "Maître", Matamore.

Tout au long de trois actes, nous verrons donc Alcandre et Pridamant assister à un spectacle qui n'est autre que celui de la vie de Clindor. CORNEILLE constate : "Les trois (actes) suivants forment une Pièce que je ne sais comment nommer : le succès en est Tragique; Adraste y est tué, et Clindor en péril de mort; mais le style et les Personnages sont entièrement de la Comédie". Au terme de chaque acte, Pridamant s'inquiète : Clindor est menacé, ou se désespère : Clindor "est mort!", et Alcandre le rassure : Clindor sera "bientôt heureux en ses amours". Ce n'est qu'à la fin du quatrième acte que Pridamant dont le coeur a battu, en père et en spectateur, peut s'écrier : "À la fin je respire" et, sans doute, sortir de la grotte. Le spectacle de la vie de son fils se termine bien. Le mariage du théâtre et de la réalité n'est-il pas une union heureuse?

Mais nouveau rebondissement : Alcandre et Pridamant sont rentrés dans la grotte "pour évoquer des fantômes nouveaux". Cette fois, tout change. Comme si Alcandre avait donné un tour d'écrou de plus à la machine. Ce qui se déroule devant Pridamant, de nouveau sommé de ne pas sortir de "ce lieu fatal", car "il y va de la vie", ce n'est plus "une Comédie imparfaite", c'est "une Tragédie assez courte pour n'avoir pas la juste grandeur que demande Aristote". Là, Clindor succombe aux coups d'Eraste et Isabelle cc se meurt" (version de 1660) ou souhaite expirer (1639-1657). "Après avoir vu (son fils) assasiné", Pridamant veut faire une fin :

"Adieu, je vais mourir, puisque mon fils est mort."

Mais, cette fois, théâtre et vie ne coïncidaient plus. Car, ce à quoi a assisté Pridamant, ce n'est pas à l'histoire réelle de Clindor, c'est à une fiction. "Clindor et Isabelle, étant devenus Comédiens sans qu'on le sache, y représentent une histoire qui a du rapport avec la leur, et semble en être la suite. Quelques-uns ont attribué cette conformité à un manque d'invention, mais c'est un trait d'Art pour mieux abuser par une fausse mort le père de Clindor qui les regarde, et rendre son retour de la douleur à la joie plus surprenant et plus agréable." Il n'y a plus qu'à tirer un rideau et la réalité apparaît : celle de "Comédiens qui partagent leur argent". La tragédie n'était qu'un spectacle fictif ; la comédie représentait peut-être la vie.

Seule la réalité de ces comédiens faisant leurs comptes est certaine. Mais cette réalité et celle du comédien Clindor et de ses compagnons que Pridamant, convaincu de "l'éclat, l’utilité, l'appas" du théâtre, décide aller rejoindre à Paris (car "la scène est en Touraine"), ne se recouvrent pas tout à fait. Un doute demeure : Alcandre n'aurait-il pas joué Pridamant? Comme le remarque Strehler : "Nous ne saurons jamais si à la fin le père retrouvera vivant son fils et si l'histoire représentée est la véritable ou son reflet." Dans les deux Comédie des comédiens, Gougenot puis Scudéry se contentaient d’opposer "d'une manière simple et thématique le plan de la réalité, où les comédiens apparaissaient tels qu'ils sont hors de la scène, et le plan de la fiction, où les comédiens apparaissaient comme à l'ordinaire dans l'exercice de leur métier d’interprètes".

CORNEILLE ajoute un rouage à cette machinerie du théâtre dans le théâtre. Ce sont des comédiens (recrutés, sans doute, par Alcandre) qui jouent la vie du comédien Clindor et qui nous le montrent, au cinquième acte, dans l’exercice de son art (et de la tragédie). Le vrai Clindor reste hors d’atteinte. Pridamant le rejoindra peut-être - hors du spectacle. Le théâtre s’en trouve démultiplié et la réalité frappée de doute. Tout cela ne serait-il qu'un produit de la magie d'Alcandre? L’IIlusion est une vis sans fin.

Le théâtre n'y est pas présent qu'au seul niveau de la fable. On l'a souvent remarqué : "L'illusioN est proprement un habit d'Arlequin dramatique". Elle puise à toutes les sources et constitue une sorte de récapitulatif de tous les genres de l'époque. Son Clindor vient, explicitement, du "picaro" espagnol : "Enfin jamais Buscon, Lazarille de Tormes / Sayavèdre et Gusman ne prirent tant de formes" et, une fois devenu comédien, c'est un "seigneur anglais", au nom singulier de Théagène, que nous le voyons jouer. Tandis que Rosine est désignée comme princesse d'Angleterre. Matamore, qui, est à la fois Italien et Espagnol et ses origines remontent à l'Antiquité. C’est le Capitan d'Aristophane et de Plaute, le Capitaine Epouvante des premières troupes de la commedia dell'arte", des Gelosi, ou le Capitano Matamoros" du napolitain Silvio Fiorillo, des Uniti. Ce Matamoros (son nom est espagnol et évoque la victoire sur les Maures) avait déjà été naturalisé français : c'est le Fanfaron du théâtre de tréteaux. Bellemore s'en était fait une spécialité. CORNEILLE a lié son Matamore à sa mesure.

"Il y a même un (Personnage) qui n'a d’être que dans l'imagination, inventé exprès pour faire rire, et dont il ne se trouve point d'original parmi les hommes. C'est un Capitan qui soutient assez son caractère de fanfaron pour me permettre de croire qu'on en trouuvera peu, dans quelque langue que ce soit, qui s'en acquittent mieux." Pour n'en être pas moins imaginaire, Alcandre relève, lui, d'un autre répertoire : il vient en droite ligne du genre dominant au début du siècle, la pastorale. Mais le Mage, ici, n'est plus seulement "un vieillard chenu et grave, qui affirme avec majesté sa prescience et sa puissance". En fin de compte, il se confond avec l'auteur lui-même.

"Servir les gens d'honneur est mon plus grand désir,
J'ai pris ma récompense en vous faisant plaisir.
Adieu, je suis content, puisque je vous vois l'être.
"

Il est le double de PIERRE CORNEILLE. Un dramaturge moderne qui s'emploie, précisément, à rompre avec la pastorale et avec ses mensonges. C'est là le mouvement même de L'illusion : déviées, les anciennes formules théâtrales y sont mises, ouvertement, au service d'un théâtre nouveau.

Isabelle et Lyse semblent, elles aussi, venir d'horizons dramaturgiques opposés. Sans doute, leur couple reprend-il celui d'Isabelle, fille de Pantalon, suivie et secondée par la soubrette Colombine, qui figure dans tant de scénarios de la commedia dell'arte". Mais les deux figures se sont enrichies et elles commencent à diverger. Isabelle n'est pas seulement une amoureuse, fille d'un Géronte - Pantalon. Elle est déjà femme. Et elle le devient encore davantage sous les traits d'Hippolyte dans la tragédie jouée. Alors, elle va jusqu'à conseiller son époux Théagène-Clindor dans ses amours extra-conjugales :

" Dissimule, déguise et sois amant discret. /(..)
Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie."

Lyse a beau avoir la fonction d'une soubrette traditionnelle (elle épousera le geôlier pour permettre à Clindor de fuir sa prison), elle a déjà une tout autre stature et peut, à son avantage, faire figure de rivale d'Isabelle. Elle frôle même, parfois, le personnage tragique. CORNEILLE le reconnaît : "Lyse, en la sixième Scène du troisième Acte, semble s'élever un peu trop au-dessus du caractère de Servante".

L'illusion est un peu l'Opéra de quat'sous de CORNEILLE. Celui-ci n'y joue pas seulement, en virtuose, avec les figures de la pièce dans la pièce. Il y fait un feu de joie du théâtre de son époque. Avant d'écrire le Cid (qui suit immédiatement L'illusion) et de fonder la tragédie classique, il convoque tous les modes d'écriture dramatique de son temps, les confronte, les mêle, les compromet l'un par l'autre et célèbre un théâtre dont il est en train, subrepticement, de saper les bases. Il donne à son public, pour reprendre des termes brechtiens, "une sorte de condensé de ce que le spectateur souhaite voir de la vie au théâtre".

Mais en même temps, s'il n'essaie pas aussi ouvertement que Brecht, de prendre à partie ce spectateur et de lui montrer "ses désirs critiqués au moment où ils sont réalisés – ainsi il ne se perçoit plus comme sujet mais comme objet", CORNEILLE introduit, dans le fonctionnement de L'illusion, comme une dérive qui jette le doute sur son agencement et sur son dénouement heureux, et affecte d'incertitude sa glorification, sociale et esthétique, du théâtre.

C'est que les personnages ne coïncident pas tout à fait avec leurs stéréotypes et "bougent". C'est aussi que la dimension de la théâtralité recoupe, dans L'illusion, celle du mensonge et de l'inconstance. C'est enfin que le temps s'infiltre dans cet univers de reflets et de faux-semblants et en brouille l'ordre et la hiérarchie. Matamore, par exemple, dépasse le Fanfaron de la tradition. D'une part, il n'est pas que grotesque. Il touche, par la parole, au héros. On l'a constaté souvent : Matamore est déjà une contre-épreuve du Cid. En tout cas, il joue au héros. Et il y réussit, verbalement, avec une invention et une maestria étourdissantes :

"Le foudre est mon canon, les destins mes soldats"

voire avec un rare bonheur poétique :

"Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
Et ce visible Dieu que tant de monde adore
Pour marcher devant lui ne trouvait point d'Aurore;
(…) le dernier de Juin fut un jour de Décembre;
Car enfin, supplié par le Dieu du Sommeil,
Je la (l'Aurore) rendis au monde,
et l'on vit le Soleil.
"

D'autre part, il perce lui-même son jeu à jour. Ce fanfaron tyrannique (Clindor parle du "caprice arrogant" et des "vaines humeurs d'un maitre extravagant") peut être lucide et il en devient, parfois, émouvant. Un exemple : Matamore se vantait de s'être rassasié d'ambroisie, mais il reconnaît vite que :

"Cette Ambroisie est fade;
J'en eus eu bout d'un jour l'estomac tout malade;
C'est un mets délicat et de peu de soutien;
À moins que d'être un Dieu, l'on n'en vivrait pas bien.
Il cause mille maux, et dès l'heure qu'il entre,
Il allonge les dents et rétrécit le ventre.
"

Ainsi, Matamore dit la misère de son propre théâtre.
Par ailleurs – ce n'est pas le moins surprenant de L'illusion — l'amour y connaît d'étranges intermittences. Si Isabelle est ferme et déterminée dans sa passion pour Clindor, au point d'en devenir tragique lorsqu'elle craint que Clindor ne soit exécuté ("Je veux perdre la vie en perdant mon amour"), Clindor est loin d'avoir celte constance. Il hésite entre Isabelle et Lyse, la servante accorte et piquante de celle-ci

"L'esprit beau, prompt, accort, l'humeur un peu railleuse,
L'embonpoint ravissant, la taille avantageuse,
Les yeux doux, le teint vif et les traits délicats,
Oui serait le brutal qui ne t'aimerait pas?"

Et il va jusqu'au cynisme :

"Vous partagez vous deux mes inclinations :
J'adore sa fortune et tes perfections. (...)
Bien que pour l'épouser je lui donne ma foi,
Penses-tu (Lyse) qu'en effet je l'aime plus que toi? L'amour et l'Hyménée ont diverse méthode :
L'un court au plus aimable, et l'autre au plus commode."

Mais ne voyons point là seulement le portrait-charge d'un jeune homme volage. CORNEILLE ne brocarde ni ne condamne Clindor. Pas plus qu'il ne l'exalte. Une telle inconstance est constitutive du monde cornélien. Elle est l'âme même de ses personnages – du moins leur tentation essentielle. Comme l'a bien remarqué Jean Rousset, "toutes les comédies de CORNEILLE tournent autour d'un thème central : l'inconstance, le change. Des âmes flottantes, des esprits fluides, qui donnent le spectacle d'un incessant va-et-vient; fidèles ou infidèles, tous changent ou rêvent de
changer ou feignent de changer".

À cet égard, la "tragédie" du cinquième acte prolonge et même accomplit l'histoire de Clindor et d'Isabelle — ou, pour parler comme CORNEILLE, "a du rapport avec la leur et semble en être la suite". Clindor
"représentant Théagène, seigneur anglais" et Isabelle "représentant Hippolyte, femme de Théagène" sont donc en condition d'époux. Or, Théagène-Clindor est infidèle à Hippolyte-Isabelle. Certes, lorsque cette dernière le surprend à un rendez-vous qu'il avait donné à Rosine, "Princesse d'Angleterre, femme de Florilame" (dans l'obscurité, il confond l'une avec l'autre et, ainsi, se trahit), Hippolyte-Isabelle admoneste l'infidèle et lui rappelle, avec une belle gravité, son amour :

"Je t'aime, et mon amour m'a fait tout hasarder,
Non pas pour tes grandeurs, mais pour te posséder,
"

(là encore, il y a un écho de l'histoire effective d'isabelle et de Clindor). Mais elle n'en consent pas moins à l'inconstance de Théagène-Clindor. Elle admet qu'il s'est passé du temps et que tout ne peut plus être comme autrefois :

"Puisque mon teint se fane et ma beauté se passe,
Il est bien juste aussi que ton amour se lasse;
Et mémo, je croirai que ce feu passager
En l'amour conjugal ne pourra rien changer."

Mieux, elle consent à ce que Théagène-Clindor sacrifie à ces "passe-temps", à condition qu'il n'y risque pas sa vie :

"Sans aucun sentiment je te verrai changer,
Pourvu qu'à tout le moins tu changes sans danger."

Rien de plus singulier qu'un tel discours et une telle attitude chez des personnages de tragédie — c'est-à-dire au comble du jeu théâtral. Et à un moment où la mort guette nos héros. C'est comme si la machine cornélienne se retournait de son propre mouvement. Le jeu du paraître ouvre sur le concret de l'existence. Le théâtre était une succession d'attitudes et de moments privilégiés. Voilà qu'il avoue autre chose : les dommages du temps et la vertu du compromis. Différemment de Matamore qui expose l'héroïsme à la risée et en dit, expressément, la dérision, mais comme lui, la comédienne Isabelle dénonce la vanité des grands sentiments au moment même où elle joue à la tragédienne. Un peu plus tard, du reste, l'illusion se dissipera. Ceux qui ont été des princes et des princesses ne seront plus que des comédiens partageant leur argent. Et il ne restera pour tout garant de la réalité de l'illusion ainsi dissipée que la parole d'Alcandre et le plaisir de Pridamant — ou la folie de celui-ci, contaminé par le théâtre, qui décide d'abandonner "ces lieux" et de "vole(r) vers Paris"!

Devant une telle illusion, CORNEILLE pouvait bien nourrir quelque inquiétude et la conjurer en traitant sa pièce d'"étrange monstre". C'est que, tout en célébrant le théâtre, il en avait mis en évidence non seulement les ficelles mais encore, bel et bien, les faux-semblants. Juste avant d'essayer de fixer dans le noble miroir de la tragédie l'Image (à l'antique …, ou en costumes de parade — les "plus beaux habits des comédiens" découverts par le rideau d'Alcandre) de la société de son temps, il avait exposé les feintes de la scène et la fluidité de toute société humaine. Il avait magnifiquement glorifié le métier de comédien et le travail de l'auteur, mais n'aurait-il pas, du même coup, ouvert une brèche dans la vérité tragique, donc transhistorique, de son oeuvre future? Aujourd'hui que nous sommes loin et de celle-ci et de ceux- là, L'illusion n'en resplendit que plus : à la manière du Don Quichotte, elle est au seuil de l'ancien et du nouveau. Elle joue, proprement, de leur collision. De là, notre vertige...

Une deuxième question :

Cet argent que se partagent, à la fin, tous les Comédiens et qui parait établir le retour de l'illusion à la réalité, quel est-il et d'où vient-il?
Ou c'est un argent de théâtre et il fait encore partie de la représentation donnée à Pridamant par Alcandre : les comédiens de celui-ci qui jouent des comédiens de la troupe de Clindor mettent un point final à leur spectacle en se partageant une paye fictive. Ainsi, on ne sort pas du théâtre.
Ou c'est de l'argent pour de bon : une fois leur jeu terminé, les comédiens d'Alcandre se le répartissent entre eux. Alors, il y a de fortes probabilités pour que cet argent vienne de Pridamant : il est le spectateur, c'est lui qui a payé. Il en a eu pour son argent. Mais peut-être ces comédiens d'Alcandre n'ont-ils joué que ce qu'il souhaitait voir?
Dans l'un et l'autre cas, Pridamant risque fort d'avoir été floué. De toute façon, "l'illusion" reste complète.