Au bord du Monde · Zoé Schellenberg · Mariette Navarro

Au bord du Monde · Zoé Schellenberg · Mariette Navarro
L'histoire commence par une correspondance transatlantique.
Note d’intention & entretien
Mariette Navarro
Aug 2014
Magazine N°7 du Théâtre de Lorient
Tous droits réservés

RENDEZ-VOUS
Auteur et dramaturge, Mariette Navarro écrit des textes à forte portée littéraire, quelque part entre le roman, la poésie et le théâtre: son dernier texte, Elle brûle, sera joué au CDDB dans une mise en scène de Caroline Guiela Nguyen du 13 au 15 janvier prochain. Lorsque nous prenons contact avec elle pour écrire ce texte, elle est à l’autre bout du monde, à Saint-Pierre-et-Miquelon. Elle accepte immédiatement d’écrire le portrait de Zoé Schellenberg qui interprétera Iseult dans le Tristan d’Éric Vigner.

LA BRUME PERCÉE
En ce mois de juin 2014, je découvre la brume comme un rideau opaque, sur cet archipel d’Atlantique Nord où je suis en résidence artistique: Saint-Pierre-et-Miquelon. J’enregistre en mémoire des paysages dont je n’imaginais même pas jusqu’ici qu’ils pouvaient exister. J’apprends le filtre humide qui masque tout, et l’effet incroyable lors de l’évaporation. Un spectacle qui commence, comme une photo lentement révélée: le vert et le bleu, d’abord, sur cette langue de dune entre deux eaux glacées. Mais plus denses, mais plus fluorescents que le vert et le bleu que l’on connaît. Peut-être parce que, il y a une seconde encore, ils n’existaient pas. Les formes qui se découpent, les trous d’eaux et de neige, les bizarreries de cailloux: tout saute aux yeux plus que d’ordinaire, quand la lumière se met à percer. Les sens sont un peu plus en éveil, branchés au littoral. Dans la promenade, dans le défilé des images, on se prend à attendre le surgissement d’une fiction. On se prend à être attentifs autrement à la magie d’une rencontre, à chaque nouveau visage. C’est depuis cette autre terre que se font les premiers échanges avec Zoé Schellenberg. Un ricochet inattendu entre Saint-Pierre, Lorient, Paris. Des portraits, d’abord, et le nom d’Iseult la blonde. Dans la brume de la virtua- lité, voilà que nous sommes mises en présence, et que nous nous faisons signe. Encore une fois j’ai cette impression très forte de l’apparition. Quelque chose d’encore jamais vu s’impose aux yeux. C’est la singularité d’un visage. Qui perce très directement la brume de la distance, s’impose comme un nouveau jeu pour la curiosité. Dans les premières photos qu’elle m’envoie, prises par elle, je retrouve la brume, l’aridité de la terre, des lueurs dans la nuit parisienne. Les échos tranchants comme des flashs dans un ciel d’été. De retour à Paris, je relis Tristan et Iseult, et je rencontre Zoé. Au- près d’une fontaine où nous nous donnons rendez-vous, dans un bout de jardin préservé en pleine ville, je deviens exploratrice. Je repars en voyage. Continent par continent : une série de mondes organisés les uns avec les autres, où Zoé Schellenberg me guide sur les chemins qui sont les siens.

LA DÉCOUVERTE DES CONTINENTS
Là où d’abord elle m’amène (le premier continent, celui de l’enfance), ça ressemble à la forêt où trouvent refuge Iseult et Tristan pour s’aimer sans barrières. Un monde dans le monde, où la liberté prime, pour vivre ce qu’on a à vivre de joie et d’inven- tion. On y trouve des enfants organisés en bande, déguisés en tout, maquillés en diables, juchés sur les toits des cabanes. Jouant leur rôle d’enfant pleinement, défiant le réel, construisant un grand bateau de carton pour jouer Peter Pan, planter ce drapeau-là des pirates, du pays où il est interdit de grandir et de ne plus croire aux histoires les plus terribles. On y joue à mourir et pleurer pour de vrai. On fait des guerres et des enterrements. Les mots, déjà, ont un effet géant sur soi et sur les autres. Dans ce pays-là, les sœurs, les frères et les cousins ont investi la campagne italienne, la forêt suisse, la canicule et les matins dans la neige pour y démultiplier la vie par le langage. C’est la première troupe. C’est la naissance des premières légendes, de toutes les mythologies. Le sol ferme et odorant où l’on prend appui pour l’envol. Parce que, très vite, ce continent ne suffit pas. On ne tient pas en place. À quoi ça sert de rêver si grand, si l’on ne peut pas aller voir par soi-même les lieux à nous couper le souffle, si on ne peut pas aller se faire bousculer un peu par les petits boulots et les langues étrangères? A quoi ça sert, d’aimer tant les livres, si ce n’est pas pour s’inventer des tours du monde? Alors sur ce second continent, celui du voyage, on n’y va pas par quatre chemins, mais par mille, et qu’importent les obstacles, et qu’on se retrouve un jour sans rien au retour d’une baignade, et qu’on perde mille fois son passeport : il y a toujours un feu à faire quelque part, des bottes de sept lieues à se bricoler aux pieds. On se frotte au plaisir de presque-manquer-les-avions, de retenir les bateaux. C’est le pays du temps différent, sans contrainte, où les semaines passent à se heurter aux paysages, à rejouer les scènes de films aimés dans le désert d’Arizona, à disparaître du monde dans les montagnes de Nouvelle-Zélande. Le plus loin possible, pour se recharger de sensations et d’étonnements. (Depuis mon propre voyage je m’interroge sur cet état de dépaysement et de découverte, si proche parfois de l’état de théâtre : l’outre-mer d’un côté, et de l’autre, une sorte d’outre-vie. Où tout est un peu plus grand, un peu plus lumineux ou un peu plus possible). Le continent suivant est donc tout naturellement celui du théâtre, on y accède d’un pas, à peine, peut-être même qu’on y était déjà. Il ressemble aux deux précédents, il en a la densité, la ferveur. On y croise des images, de la poésie, des silences inouïs. Et puis Sénèque et ses mots précis, et l’absence de détours pour dire la violence exacte, on y croise des êtres décapités et des guerres ancestrales, de l’humanité du fond des âges qui ne cherche pas à faire joli, mais à dire ce feu qui nous bouillonne dans les tripes depuis la nuit des temps. C’est un continent qui s’étend dans le temps autant que dans l’espace, c’est le voyage en profondeur, jusqu’à ce qu’on y rencontre les figures immenses, les archétypes. Iseult est là, passée de la littérature au plateau, maintenant, et à l’aise dans ce nouvel état, débrouillarde comme elle l’est à chaque nouvelle contrainte, sachant exactement à chaque moment ce qu’elle doit faire, concilier le réel et la magie, mener sa barque. Sur le continent du théâtre on bataille durement pour tordre le cou aux clichés, pour ne pas être cantonnée à la douceur, quand on est une jeune comédienne aux longs cheveux blonds, quand on rêve de surgissement, de surprise, et de la force qu’il faut pour soulever les mots et les morts à bout de bras. Ou quand, comme la jeune Iseult, on tient dans sa main la vie des hommes et décide de son propre destin malgré tout ce que la loi des autres nous impose. On y creuse la langue comme on creuse la terre, avec les ongles s’il le faut, pour en percevoir toutes les couches et toutes les nuances. On entaille le réel pour le voir sous un autre biais. On y parle de l’amour dont Iseult et Tristan sont le nom, un autre continent sur lequel ils nous attendent, épuisés, presque morts de faim, puis réellement morts d’avoir voulu se prouver qu’ils étaient vivants, en se faisant souffrir. Et comme ces amours nous ressemblent quand nous traînons nos basques sur ce continent-là. De brume en forêt je suis rentrée chez moi, un peu changée, un monde nouveau dans les bagages, cartographe de nouvelles îles et de nouveaux sourires, puisant dans les histoires médiévales et l’énergie d’une jeune femme du XXIe siècle de quoi faire de nouveaux feux dans les nuits à venir.