Le Figaro · 6 mars 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."

Le Figaro · 6 mars 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."
Portrait de Dubillard.
Presse nationale
Avant-papier
Pierre Marcabru
06 Mar 2004
Le Figaro
Langue: Français
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Le Figaro

6 mars 2004

DUBILLARD, le dormeur éveillé

Grâce à JEAN-MICHEL RIBES, qui lui rend hommage en son théâtre du Rond-Point, on se souvient enfin de ROLAND DUBILLARD. Paris est ainsi fait, sa mémoire flanche, il oublie, se souvient et oublie encore. Ce qui plaisait hier déplait aujourd'hui pour plaire de nouveau demain et sans mobile apparent si ce n'est les caprices d'une mode à rebours , toujours imprévisibles, et qui ne sont parfois que l'effet du hasard.

Aujourd'hui, on raffole, nul ne sait pourquoi, des Vieux rossignols anglais comme d'autres se toquent de voitures anciennes, et pourtant Verneuil ou Deval valent bien Coward et Giraudoux ou Romains ne sont pas plus désuets que Shaw. Tout ceci n'est affaire que d'humeur et de temps, le temps est à DUBILLARD, profitons-en. Rarement auteur fut plus naturellement singulier.


Tout commence par une voix sur les ondes, comme on disait alors, et cette voix précautionneuse, nonchalante, quasi désincarnée, vient du sommeil, d'ailleurs, de quelque monde fantomatique, de quelque songe, de quelque intime rêverie. C'est la voix d'un certain Grégoire à laquelle répond une autre voix, plus ferme, mieux assurée, celle d'un certain Amédée. Sous leur faux nez, ROLAND DUBILLARD et Philippe de Chérisey vont ainsi enchanter jour après jour des auditeurs habitués assez sottement à croire que deux et deux sont quatre et que toute conversation est fille de la raison. Or il s'agit ici de déraison, mais de déraison sage, tranquille, sans violence superflue, et qui nous trouble et nous berce le plus pacifiquement du monde.

À cette époque on s'agitait beaucoup sur le théâtre, bombant le torse, refaisant la société des hommes, dynamitant leur langage, et ce paisible chemine- ment à deux voix, où l'absurde allait de soi mais n'était point montré du doigt, et qui n'assénait aucune certitude messianique, n'attirait pas outre mesure l'attention des esprits forts. On se contenta de dire que ROLAND DUBILLARD était un amuseur - vice rédhibitoire - un peu plus futé que les autres. Il faudra attendre pour qu'on s'aperçoive que cet amuseur était un poète, et que ce poète était un de nos meilleurs écrivains de théâtre. Voilà ce qui
arrive quand on n'est pas bruyant et qu'on ne frappe pas assez fort sur la grosse caisse.


Cette discrétion naturelle, qui est politesse ou timidité, est la marque même de l'humour de DUBILLARD, humour circonspect, distant, réservé, même lorsqu'il extravague, et qui appelle des rires d'une identique nature, tout aussi retenus, qu'on pourrait appeler des rires d'intelligence. Cette absence d'aspérités, ce glissement, ces enchaînements mystérieux et bizarres relèvent de la musique par leur tonalité, leurs contrepoints, leurs accords dissonants. DUBILLARD d'abord s'écoute, plaît à l'oreille, et vient ainsi à nous discrètement en musicien, en homme qui maîtrise les jeux d'une sensibilité à vif et comme étouffée dans l'ouate. Il lui faut pour exister dialoguer, ne serait-ce qu'avec lui-même, et parfois pour mieux se perdre.


Qui dit dialogue dit théâtre, le monologue étant le plus souvent une invention du diable pour faire croire aux comédiens qu'ils sont seuls au monde et pour flatter leur ego. DUBILLARD n'a pas d'ego, ou il le cache bien, et écrit des mots comme Satie des notes, en un mouvement lent, mélancolique et narquois qui se perd dans le plus subtil illogisme, qui est, nous le sentons; sa vraie logique, celle qui lui a été donnée en naissant.

D'où le malaise, l'incertitude, que l'on ressentait à le voir sur scène, étranger, impassible, ensommeillé, presque désolé d'être là. Et si las ! Il ne cherchait pas une complicité, une connivence, il était absent, en retrait, il s'inscrivait en creux, et paradoxalement c'est par ce creux, cette vacuité, qu'il nous surprenait et nous charmait.

Il est bon de le répéter, ROLAND DUBILLARD fait du théâtre en poète, il se parle à l'oreille, et si nous écoutons c'est pure indiscrétion, nous lui sommes à peine nécessaires, son théâtre est dans sa tête, théâtre de chambre, théâtre de la solitude, théâtre de la difficulté de survivre à la vie, où l'humour n'est qu'une feinte, une barque si légère sur un immense océan saugrenue et obscure. Surtout n'en faisons pas un drame, c'est-à-dire de la métaphysique, aussi chagrin qu'on soit, il est encore permis de s'amuser de cette drôle d'aventure qui nous mène n'importe comment on ne sait trop où. DUBILLARD ne s'en prive pas. L'humour est son viatique.