Le Monde · 12 septembre 1991 · LA MAISON D'OS

Le Monde · 12 septembre 1991 · LA MAISON D'OS
Fondre l'espace des acteurs à celui des spectateurs.
Presse nationale
Avant-papier
Bénédicte Mathieu
12 Sep 1991
Le Monde
Langue: Français
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Le Monde

12 septembre 1991 · BÉNÉDICTE MATHIEU

ÉRIC VIGNER, LA MAISON D'OS

DUBILLARD, un dissident de l'absurde

Pour sa première mise en scène ÉRIC VIGNER a choisi une pièce qui a marqué le début des années 60, LA MAISON D'OS, de ROLAND DUBILLARD, et l'a transplantée à la Défense, du 15 octobre au 9 novembre. Parce que ÉRIC VIGNER cherche un rapport singulier entre le spectacle et le public.

ÉRIC VIGNER dessine. Sur une feuille ramassée au hasard, les quadrillages, les carrés ou les points ressemblent à un plan d'architecture plus qu'à une mise en scène. Plasticien de formation, dont les trente ans sont rajeunis par des yeux gris, lumineux, et un verbe un peu naïf, il garde de ses années d'études le sens de l'espace et des idées bien arrêtées sur la façon de l'utiliser. Professeur d'arts plastiques à Caen, élève au Conservatoire national d'art dramatique de Rennes, puis à la Rue Blanche, puis au Conservatoire de Paris, ÉRIC VIGNER n'est vraiment venu à la mise en scène que l'an dernier, en montant LA MAISON D'OS, de ROLAND DUBILLARD.

ROLAND DUBILLARD, "parce que c'est un dissident du théâtre de l'absurde. D'une de ses pensées, j'ai fait la devise de notre compagnie Suzanne M. : "Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut ; ou sinon, je vais me taire, c'est à choisir"..."

Le spectacle a commencé sa carrière dans une usine désaffectée d'Issy-les-Moulineaux.

"J'aime faire du théâtre dans ce qui n'est pas un théâtre pour fondre l'espace des acteurs à celui des spectateurs", explique ÉRIC VIGNER, un peu empêtré dans des mots qu'il sait grandiloquents. Il assume. "Je voudrais jouer dans des ruines. J'en ai assez du rapport frontal; le théâtre est devenu une chose plate, où seules les idées évoluent sur le plateau. J'ai envie de saisir le public, de le prendre par la douceur. Comprendre, c'est sentir et éprouver." Une façon de voir empruntée aux baladins du théâtre de rue, qui nourrissent leur imagination de la magie des flammes, de l'eau et de l'air.

À la Défense, LA MAISON D'OS sera une recréation. "À Issy, les murs lépreux, le froid hivernal, faisaient du monde de DUBILLARD un univers serré, étroit, donnaient une atmosphère fin du monde fin du XIXe (siècle). À la Défense, où tout est propre et ouvert, la fin du monde sera notre fin de siècle. Là où il y avait de la pierre à Issy, il y aura de l'eau à la Défense. La Maison d'os sera une arche de Noé. Les spectateurs seront légèrement penchés, comme sur un navire qui, en sombrant, prend de la gîte."

ÉRIC VIGNER renie toute influence. Sa compagnie accueille pourtant une vingtaine de comédiens, pour la plupart issus de grandes écoles dramatiques. "Certes, mais ils avaient envie de respirer loin des grandes institutions. Tout est parti d'une situation d'abandon, Suzanne M. est une femme qui est morte, me laissant seul. Et puis, il y a eu la mort d'Antoine Vitez, et après un Festival d'Avignon sans lui. Je me suis senti abandonné par mes maîtres. Alors, j'ai eu envie de travailler à ma façon sans attendre l'aide des institutions."

Pour monter son spectacle, ÉRIC VIGNER lance une souscription auprès de ses amis et récolte 80 000 francs. "Je sais que c'est très péremptoire de dire cela, mais je savais où j'allais. C'était une période de "résistance". Pendant les répétitions, nous écoutions la radio dans cette usine où il gelait à pierre fendre, suivant tous les épisodes de la guerre du Golfe. Comme ça, dans l'usine désaffectée, dans cet univers de pierre, de gel, le conflit était de l'ordre du fantasme. Alors, j'ai imaginé le prochain spectacle, comme une suite. Le Régiment de Sambre-et-Meuse, dont les répétitions commencent en janvier dans la petite salle du Théâtre de la Commune d'Aubervilliers, raconte l'histoire de sept garçons qui jouent la comédie dans un théâtre désaffecté perdu dans une zone interdite, trop dangereuse pour y faire du théâtre - Beyrouth, peut-être. Ils se réuniraient là pour constituer une armée, aller libérer un pays sauvagement occupé. Je ne sais pas lequel, il y en a tant."

"Inspiré de Georges Courteline, le texte sera aussi composé de mots que j'aime, le Rivage des Syrtes, Sa majesté des mouches, ou de dialogues des Disparus de Saint-Agil. Je voudrais ressembler à ces gamins. Comme eux, je crois à l'amour, à l'amitié. C'est plat, mais, en utopiste désuet, je revendique ce sentiment. Comme eux, aussi, j'ai le goût du secret. J'ai envie de travailler en clandestinité et de présenter un spectacle quand j'en ai envie, comme un peintre qui a travaillé seul pendant des mois, loin des regards, et dévoile enfin sa toile. Comme un instant douloureux."