LA PART MANQUANTE · ÉRIC VIGNER · ALBAN LEFRANC

LA PART MANQUANTE · ÉRIC VIGNER · ALBAN LEFRANC
Tristan · "Ce qui me passionne, c'est la part qui reste à inventer."
Note d’intention & entretien
Alban Lefranc
Aoû 2014
Magazine N°7 du Théâtre de Lorient
Tous droits réservés

MYTHES
Alban Lefranc est écrivain. Ses récits retraversent, sur le mode imaginaire, les vies de personnages réels comme Mohamed Ali, Fassbinder ou encore la chanteuse Nico et font par ailleurs entendre les voix de Hamlet, Pasolini, Pialat comme autant de motifs archéologiques et poétiques, de spectres qui viennent nous parler d’eux et de nous-mêmes. Dernier ouvrage paru: Si les bouches se ferment (éd. Verticales).

Alban Lefranc : Vous avez mis en scène La Bête dans la jungle. Dans un entretien avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard évoque ainsi la nouvelle de Henry James et son titre « paléolithique » : « Vous ne pouvez pas être audacieux sans peur. La peur, la chose qu’il ne faut pas faire, la hardiesse curieuse, le cœur battant sont le fond de la pensée.» Ce fond de violence archaïque est aussi très présent dans le mythe de Tristan et Iseult sur lequel vous travaillez à présent. Est-ce cela qui vous a retenu?

Éric Vigner : C’est une série de rencontres et de hasards, on travaille toujours autour de la même chose finalement. Je suis fasciné par Partage de midi depuis l’âge de 17 ans et, dans Partage de Midi, il y a Tristan et Iseult. J’ai aussi monté le Orlando de Haendel, et j’en suis venu au Orlando furioso de l’Arioste, ce grand texte de la passion amoureuse. Il y a La Bête dans la jungle dans Orlando si j’ose dire : la nature, les éléments sauvages, le désir des lointains. De fil en aiguille, en parlant avec Frédéric Boyer qui travaillait sur Tristan, on est passé d’Orlando à Tristan. Ce que j’aime dans Tristan, c’est le caractère inachevé du texte qui m’autorise à m’en emparer. Il se trouve aussi que je suis breton. Il y a une proximité avec la mer, une nature maritime et sauvage dans laquelle Tristan est trimballé : il voyage entre la côte bretonne, la mer d’Irlande et les côtes de Cornouailles. Ce qui me plaît, c’est ce personnage projeté sur les côtes puis ramené vers la mer. Tristan, c’est une sorte de fatalité posée sur cet homme dès sa naissance. Il s’appelle Tristan parce que sa naissance provoque la mort de sa mère. J’ai toujours pensé que Tristan avait une énergie hors du commun, léguée par cette mort initiale, et qu’il fallait qu’il la transforme. Il est projeté sur les côtes écossaises, il est recueilli par un roi sans descendance qui l’élève comme son fils et lui apprend la musique et le maniement des armes, ce que je trouve très beau. L’histoire de ce bâtard, dans une toute petite cour, rappelle aussi l’histoire de Pelléas et Mélisande. On est dans des châteaux un peu perdus, coincés entre la forêt et la mer, dans des espaces vides et solitaires. La première histoire de Tristan, c’est l’arrivée sur cette côte écossaise de l’oncle d’Iseult, le Morholt, un chevalier invincible, une sorte de monstre mythologique. Moitié homme, moitié animal, il vient tous les ans récupérer 300 filles et 300 garçons pour les emmener en servage en Irlande. « Est-ce que quelqu’un va oser me braver ? » demande ce chevalier. Un jeune homme, Tristan, sort du bois et dit : « Moi je vais te braver ». Ce combat singulier sur une île écossaise est raconté sans que nous en soyons témoins : Tristan revient vainqueur du Morholt. Mais il est empoisonné, il revient à la fois triomphant et mourant. Ce qui est intéressant chez Tristan, c’est que c’est quelqu’un qui meurt et renaît perpétuellement, plusieurs fois dans son histoire. Personne ne peut le sauver du poison. Conformément à la tradition celte, on l’envoie dans une barque, avec sa harpe et son épée, et on y met le feu. J’ai repris l’histoire à ce point-là : on retrouve un jeune homme sur une plage irlandaise, avec une barque à moitié calcinée, une épée et une harpe. La première scène de mon Tristan, c’est une jeune femme qui pose des questions à un jeune homme. Ce qui m’intéresse, c’est le rappel de la figure tragique de Tristan. Pour moi, la jeune femme est de nouveau convoquée par Tristan, de nouveau convoquée à l’histoire tragique. Est-ce que j’y vais ? Parce que je sais que c’est lui qui revient ou est-ce que je n’y vais pas ? La jeune fille c’est « ici et maintenant », le jeune homme propose de nouveau l’histoire et elle ne peut pas s’empêcher, comme Iseult, comme Bérénice, comme toutes les héroïnes, de vouloir à un moment donné sauver quelque chose tout en sachant que c’est impossible. Ce qui m’intéresse dans Tristan et Iseult, c’est qu’on touche à l’essence même de la tragédie, comme chez Racine. Bérénice sait qu’elle ne pourra pas sauver Titus, elle sait qu’elle ne le rejoindra pas, mais l’effort tragique est de vouloir y croire tout en sachant que c’est impossible. C’est cet effort-là qui m’intéresse : comment une jeune fille d’aujourd’hui va reprendre à son compte cette impossibilité.

C’est Ysé qui dit : « Je suis l’impossible » dans Partage de Midi.

C’est la même histoire. Pour moi commence une trilogie. Ce qui m’intéresse dans le mythe de Tristan, ce n’est pas l’exactitude des épisodes. Ce n’est pas la version de Bédier, ce médiéviste qui a reconstitué plus ou moins une histoire logique, une version complète de l’histoire, à partir des versions existantes, avec une dramaturgie un peu classique. Ce qui m’intéresse, c’est comment le mythe irrigue toute la littérature et le théâtre jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à Frédéric Boyer par exemple, qui rappelle la figure de Tristan dans notre contemporain, comme Racine rappelait Phèdre dans le XVIIe siècle. Ce qui me passionne c’est la part qui reste à inventer. C’est de vivre ce mythe à plusieurs âges. L’inachevé originel de ce mythe et sa capacité de se transformer nous autorise à le reprendre pour créer encore et toujours. La première proposition est une proposition de l’extrême jeunesse, dans sa croyance à vaincre l’impossible. Comme Roméo et Juliette, Tristan et Iseult sont portés par l’énergie folle de la jeunesse. Je veux ensuite continuer l’exploration de Tristan et Iseult à travers Partage de midi, une pièce qui m’a toujours fasciné mais que je n’ai jamais osé monter. Ce sont les mêmes figures, mais au milieu de la vie : on a construit une famille, Ysé a son mari, son amant, son amant potentiel et puis on traverse l’Atlantique pour pouvoir recommencer quelque chose et c’est une catastrophe absolue. Tout le monde meurt, ça ne marche pas. Mais c’est beau de traverser l’Atlantique et d’arriver en Chine pour - peut-être - vaincre quelque chose de la fatalité. Mon troisième projet, c’est de le placer dans le monde des fantômes, et de reprendre Le Vice-Consul de Marguerite Duras. Le Vice-Consul c’est aussi un aléa finalement de Tristan et Iseult mais dans un monde déjà fantomatique, déjà détruit, où il n’y a plus rien de l’énergie de la jeunesse, ni même plus aucune conscience de la réalité de la deuxième partie de la vie. On est vraiment passé de l’autre côté, on évolue dans un monde imaginaire, c’est le lieu de la littérature pure. Les figures sont désaffectées complètement, plus rien n’existe. On voit bien que la grande scène entre le vice-consul et Anne-Marie Stretter n’aura pas de résolution. Il va crier et s’évanouir, puis disparaître dans l’espace. J’ai imaginé l’ensemble comme une trilogie sur les rituels de mort et d’amour, en traversant ces trois textes.

Est-ce que vous envisagez de les jouer ensemble, au cours d’une même soirée ?

Oui, car je travaillerai non pas avec les mêmes comédiens mais avec la même esthétique. Le travail plastique est assez singulier et restera le même. Ma formation est en effet d’abord celle d’un plasticien. Le premier élément vient de La Bête dans la jungle. Pour cette mise en scène, j’avais utilisé un immense rideau de bambou devant lequel était placé le spectateur. Des morceaux de ce rideau étaient trempés dans l’encre de Chine et l’ensemble dessinait un sous-bois de Fragonard. On voyait par transparence, avec une sensation plastique un peu orientale. Selon les effets de lumière, le rideau était opaque ou transparent. Dans La Bête dans la jungle, le rideau ne s’ouvrait pas. C’était la traversée du miroir, on dépassait les images pour arriver à l’essence de quelque chose. Je me suis inspiré de mon musée imaginaire, de Piero de la Francesca et de Fragonard. J’ai réactivé ces éléments plastiques pour la mise en scène d’Orlando. Pour moi, il s’agit de parvenir à une proposition théâtrale complète, de réunir l’image, le son, le texte, la mise en scène, la direction d’acteurs, le choix de l’espace dans lequel a lieu la représentation.

Quand vous parlez de Tristan, j’ai trouvé assez frappant que vous commenciez par évoquer la mer. Est-ce que c’est une image mentale qui est à l’origine de tout ? Une image qui agglomère les différents éléments ?

Mon amour de Duras vient de cet endroit-là. Le dernier mot de Savannah Bay, c’est la mer, et ça pourrait être le premier.

Vous avez fait entrer Marguerite Duras au répertoire de la Comédie-Française avec votre mise en scène de ce texte.

J’ai repris pour cette mise en scène l’idée du rideau, devenu alors un rideau de perles. Savannah Bay, c’est la dramaturgie durassienne dans ce qu’elle a de plus radical. Au départ il n’y a rien : les éléments de l’histoire naissent par bribes. Cette histoire naît de la parole, trouve une résolution tragique et retourne à l’oubli. Ce qui m’intéressait, c’était la sensation de la mer et de la lumière. Tout le travail a consisté à rendre compte de la dimension sensorielle de cette littérature, de ces choses évanescentes et invisibles. J’ai eu l’idée d’un rideau composé de 3 millions de perles de verre en couleur pour transporter le spectateur dans une iconographie plutôt orientale. J’ai imaginé des successions de rideaux de perles, j’ai travaillé avec des éléments personnels : un des rideaux était par exemple un ciel que j’avais photographié un matin. J’ai donc déplacé le propos littéraire dans un propos plastique. Le troisième acte, c’était la chute des illusions, on descendait le rideau de perles. Il n’y avait plus alors qu’un espace vide, la cage de scène vide de la Comédie-Française. En fond de scène était placée une photo énorme, de huit mètres de haut, qui immortalisait la rencontre entre ma sœur Bénédicte et Marguerite Duras, pour la première de La Pluie d’été à Brest. Car Savannah Bay, c’est l’histoire d’une transmission, ce n’est pas l’histoire d’une vieille dame qui souffre d’Alzheimer, mais de quelqu’un qui ne veut pas se souvenir pour accéder à des choses qui sont plus importantes, la littérature et l’écriture. J’avais choisi de confronter deux actrices qui avaient deux mémoires différentes du théâtre - Catherine Samie, qui vient d’une école transmise de génération en génération, de rôle en rôle, une école de la diction, de la profération du texte, marquée par un rapport vertical au monde, et de l’autre côté, Catherine Hiegel, qui est d’une tradition horizontale et qu’on pourrait résumer ainsi : je veux savoir d’où je viens, ce que je fais, où je vais, sinon je ne sais pas jouer. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment ces dimensions, horizontale et verticale, allaient se frotter dans l’espace de la représentation et faire des étincelles. Certaines représentations étaient très abstraites mais incroyables pour cette raison même. On rejoignait le propos absolu de Marguerite Duras, qui est d’accéder à quelque chose de l’ordre de l’écriture, où la fable n’est qu’un prétexte pour accéder à autre chose, qui m’intéresse beaucoup plus, et qui est : qu’est-ce que la littérature ?

Il y a une très belle définition de l’image par Pierre Reverdy, souvent reprise par Godard notamment : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.» Est-ce une définition pertinente pour vous, opératoire ?

C’est très juste - c’est vrai du cinéma de Duras aussi. C’est l’analyse de Deleuze qui parle d’image sonore et d’image visuelle. La friction va se passer à une échelle inconsciente, c’est une rencontre entre une image sonore et une image visuelle. Un choc se produit, qui n’est pas prémédité au départ. Ces deux images sont proposées au spectateur pour que ce soit lui qui fasse le «choc».

C’est ce que vous disiez dans cet entretien avec Claude Régy : une partie du travail imaginaire doit être délégué au spectateur.

C’est l’intérêt du travail de Marguerite Duras, d’inventer une part manquante qui est aussi la part du lecteur. Ça n’existe pas sans le lecteur, c’est vrai de toute œuvre d’art. Le théâtre n’existe pas sans le spectateur, ni le livre sans le lecteur. On doit proposer un travail au lecteur et au spectateur. On voit bien la difficulté de la réception de l’œuvre de Duras. Il y a des gens qui sont récalcitrants, et d’autres qui entrent en connexion avec cette littérature, parce que la part manquante est très conséquente. Je le vois bien moi même. Il y a des jours où je peux entrer en contact avec Le Ravissement de Lol V. Stein, je comprends l’évanouissement de Lol, et il y a des jours où je ne le comprends pas. Je peux le relire huit jours plus tard et me dire : là, tu n’y arrives pas. Cet éblouissement de ce qu’est l’amour, dans son absolu, je ne peux pas le vivre à chaque fois que je lis Le Ravissement. Ce qui indique bien à quel point je suis un acteur du livre. C’est ça que j’essaye de faire au théâtre : placer le spectateur dans une position de travailleur, d’acteur.

Quels textes utilisez-vous ?

J’ai écrit des fragments. J’ai écrit par exemple le suicide d’Iseult.

J’ai pensé, en vous lisant, quand vous évoquez Tristan, à un texte de John Ford, Dommage qu’elle soit une putain, cette pièce élisabéthaine qui a beaucoup compté pour Artaud, dans Le Théâtre et son double notamment. Il parle d’une « liberté de la peste » pour décrire la passion incestueuse qui lie les personnages. De même chez Bataille ou chez Pascal Quignard, l’amour des amants est défini comme ce qu’il y a de plus hostile à l’État ou à la société. Est-ce que la passion entre Tristan et Iseult revêt aussi cette dimension insurrectionnelle ?

Je crois que ce que j’aime là-dedans, c’est surtout la magie. C’est comme pour Othello et Desdémone : s’il n’y avait pas le mouchoir magique d’Othello, il n’y aurait pas d’amour. Ça a affaire aussi avec Tristan et Iseult, je ne sais pas comment dire ça. Ils sont liés par un philtre.

Mais Iago joue un rôle déterminant…

Au départ, l’amour d’Othello pour Desdémone est un amour magique, une sorcellerie africaine. Tout cet amour est tenu dans le mouchoir, le talisman. Quand Iago subtilise le mouchoir, le talisman tombe. Othello découvre la réalité et c’est à ce moment-là qu’il s’évanouit. Je pense que c’est ça, le nœud de la pièce. Ma thèse sur Othello, c’est qu’en fait il n’y a pas de problème au début. Tout est en ordre parce qu’il y a un philtre.

C’est explicite dans le texte ?

Oui, même si personne ne le lit comme ça. La médisance de Iago ne marche pas, jusqu’à l’épisode du mouchoir, évoqué dans le premier monologue d’Othello. Ce mouchoir, fait avec des fibres trempées dans du sang de vierge, légué par sa mère, c’est lui qui fait l’amour d’Othello pour Desdémone. Quand on enlève ce philtre, il est confronté à une réalité très brutale, très violente. Desdémone dit : « Mais moi je t’aime, dans le réel aussi. » Mais il tue celle qu’il aime.

Ça rappelle énormément le Vertigo de Hitchcock, ce déni du réel, cette incapacité terrifiante et mortifère à vivre dans le réel.

Dans Tristan et Iseult, le surnaturel et la magie sont omniprésents. Le roi Marc, pressé par ses barons, est obligé de se marier. Mais il trouve un subterfuge : « Ce matin, une hirondelle s’est posée sur le bord de ma fenêtre, un cheveu blond dans son bec, j’accepte d’épouser celle à qui appartient ce cheveu d’or. » Tristan arrive en disant : « Je vais chercher celle à qui appartient ce cheveu d’or » — tout en sachant qu’il l’a déjà rencontrée, que c’est Iseult qui l’a sauvé du poison en Irlande. Il revient la chercher, il combat à nouveau un chevalier noir, il est empoisonné une seconde fois et, comme le père d’Iseult avait promis sa fille à celui qui libérerait le pays de ce chevalier, il la donne à Tristan, qui la prend non pas pour lui, mais pour son roi. Sur le bateau du retour, Brangien, la servante d’Iseult, prépare un philtre d’amour pour lier magiquement Iseult au roi Marc qu’elle n’aime pas, et lui épargner la souffrance. Elle prépare aussi un philtre de mort au cas où ça se passerait mal. Iseult, désespérée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, préfère se suicider. Croyant prendre le philtre de mort, elle boit le philtre d’amour, et le premier homme qu’elle voit, c’est Tristan, qui avale le reste du philtre et les voilà liés magiquement l’un à l’autre. La première scène d’amour érotique, la défloration d’Iseult, se passe après avoir bu le philtre. Quand ils arrivent au royaume du roi Marc, ils ne sont plus vierges, et on entre dans une autre histoire de mensonge, d’adultère. Ils prennent la fuite comme dans Pelléas et Mélisande et s’en vont dans la nature sauvage. Quand ils quittent le mensonge, ils se retrouvent confrontés à la réalité, à la sauvagerie, c’est ça qui est très beau dans Tristan aussi : l’irruption de la faim et du froid, des forêts d’épine. Cet amour s’amenuise dans l’adversité. Iseult est tellement maigre que l’anneau tombe tout seul. Le roi Marc les retrouve dans la forêt et décide de ramener Iseult. Tristan retourne en Bretagne, se marie avec un substitut d’Iseult, Iseult aux Blanches Mains, un fantôme d’Iseult, une Iseult sans amour. Il dépérit auprès d’elle. Tristan et Iseult sont séparés par la mer, elle est en Écosse auprès du roi Marc, qu’elle n’aime pas. On a tort de dire Tristan et Iseult, on devrait dire Tristan, Iseult et le roi Marc. Ils dépérissent chacun de leur côté. Tristan guerroie toujours, il est empoisonné à nouveau.

C’est Tristan qui ne cesse pas de mourir…

Il va mourir, il fait appeler Iseult en Écosse et lui envoie un messager en secret pour la voir avant de mourir. Ils conviennent d’un code : si la voile est blanche, c’est qu’elle est à bord et qu’elle accepte de le secourir, si elle est noire, c’est qu’elle n’est pas à bord. Iseult aux Blanches Mains a tout entendu et va mentir : elle rapporte à Tristan que la voile est noire et il meurt. Quand Iseult arrive sur les côtes de Bretagne, Tristan est mort et elle meurt de chagrin à son tour. On les enterre l’un à côté de l’autre, et, comme dans Roméo et Juliette, une ronce se mélange au-dessus de leur tombe.

On pense à La Mort des amants de Baudelaire : « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères / Des divans profonds comme des tombeaux .» Vous évoquiez la magie, une nature sauvage. Comment aborder, montrer ce merveilleux, dans un monde désenchanté, marqué par la rationalité scientifique, la novlangue techno-scientifique ?

C’est une question de mise en scène. On montre ce qu’on fait. Dans la première scène par exemple, il n’y a rien. On repart de la page blanche. Il y a une jeune femme inconnue qui interroge un jeune homme inconnu. Dans le deuxième tableau, on s’aperçoit qu’il y a neuf tables en fer et sur l’une d’elles, le corps nu d’un jeune homme empoisonné et mourant, qu’on est en train de laver. On ne sait pas si c’est la toilette des morts ou si c’est pour le faire renaître à la vie. Une femme, Brangien, raconte à Iseult la mort de son oncle car ce jour-là, ce sont aussi les funérailles du Morholt. On entend de la musique celtique. On parle du poison, on retrouve le morceau de l’épée dans le crâne du Morholt. Petit à petit, on progresse dans la fiction, à la manière d’un livre d’images. J’ai fait un travail plastique pour une chapelle qui avait servi d’hôpital clandestin pendant la résistance et où les Allemands ont commis un massacre. Quand j’ai visité cette chapelle, j’ai senti que les âmes y étaient encore captives. Si l’art peut servir à quelque chose, c’est à faire entrer un peu de lumière. J’ai donc créé une œuvre qui absorbait la lumière de l’extérieur pour la diffuser à l’intérieur, à travers des formes prises à Paul Klee. Je n’avais encore jamais retravaillé ces éléments plastiques pour le théâtre. J’ai décidé de réutiliser les rideaux de bambous et cette matière-là. La combinaison des deux est le support du spectaculaire, le support esthétique du travail de ce livre d’images qu’on ouvre pour Tristan. Il faut raconter à la hauteur du mythe, à la hauteur du merveilleux.

Pas en surplomb…

C’est ça. Par exemple, la première scène sur le bateau, c’est Brangien qui raconte au jeune homme comment Tristan est arrivé et a combattu le chevalier noir, comment il a demandé la main d’Iseult et la ramène au roi Marc, comment Iseult ne supporte pas cette trahison et c’est pourquoi elle prépare les deux philtres déjà évoqués. On raconte une histoire concrète, et dans le même temps, on prépare des philtres. Ce qui m’intéresse par exemple, c’est de voir comment Iseult va mettre en scène son suicide. Elle va s’habiller pour se suicider. Elle boit le philtre, elle croit qu’elle va mourir. Elle suffoque, elle vomit. Et puis Tristan arrive qui boit aussi le philtre, et cela se transforme en passion érotique.

C’est l’amour et la mort qui marchent ensemble, l’ambivalence permanente.

C’est tout le temps ça, il faut que ça meure pour que ça renaisse. Sinon, ça ne marche pas. Ce type est toujours à la limite de l’épuisement. Il est toujours rattrapé au dernier moment et il est rattrapé par la femme, par l’amour.

Dans un très beau livre sur Pasolini, Quelque chose d’écrit, Emanuele Trevi montre qu’il découvre, avec Pétrole, le cœur d’une pensée mythologique. Et cette idée, que pour être parfaitement une chose, il faut qu’on soit aussi son contraire. Tirésias par exemple est doué de divination parce qu’il a été femme et homme.

Je crois à ça fondamentalement pour toute œuvre d’art. Qu’elle soit littéraire ou plastique, cinématographique, architecturale, il faut que l’œuvre repose sur un paradoxe. C’est la friction, l’exaltation des contraires qui va créer l’œuvre. C’est pour ça que les mises en scène d’aujourd’hui sont parfois un peu ennuyeuses, même le cinéma est un peu ennuyeux, parce qu’il n’y a plus cette dimension.

Vous diriez que c’est trop lisse ?

Aujourd’hui, on croit que l’histoire suffit. Moi je suis durassien : l’histoire n’est qu’un support pour accéder à autre chose de beaucoup plus complexe et paradoxal. Et je suis un fou de peinture. Dans n’importe quelle œuvre de Piero della Francesca, il y a des contraires, le trivial et le sacré. Si on prend la Madonna del Parto, on voit deux archanges, deux adolescents, et une Vierge Marie enceinte, l’index pointé sur son nombril. Si on contemple cette œuvre, on est à la fois dans une chose triviale, érotique, et en même temps complètement sacrée. Ça dépasse toute illustration. Toutes les grandes œuvres, littéraires, plastiques, etc. sont des œuvres paradoxales. Mon travail, c’est aussi d’établir ce paradoxe.

Ce qui me frappe aussi, c’est le refus de l’ironie chez vous, cette ironie qui est un trait contemporain parfois détestable. Cette ironie dont Rilke, dans Les Lettres à un jeune poète, conseillait de se méfier. « Employée pure, elle aussi est pure », dit-il à Kappus, le jeune poète.

Pour moi, l’ironie c’est le commentaire, ça ne m’intéresse pas du tout. Je n’ai pas de point de vue moral sur l’ironie mais ça ne m’intéresse pas. Je pense qu’il faut faire œuvre, dans ses rapports avec ses contemporains, les écrivains, les plasticiens, les philosophes, les spectateurs aussi. Faire œuvre de l’œuvre. Essayer. Ce qui m’intéresse chez Duras, c’est comment elle sous-titre India Song : texte, théâtre, film. Je n’illustre pas Marguerite Duras. Elle me donne des outils pour travailler à mon œuvre. Elle me donne des clés. La littérature voyage dans un medium qui est par exemple celui du théâtre ou celui du cinéma, elle a aussi une part autonome puisqu’elle voyage dans les livres. C’est le seul texte de Marguerite Duras qui soit sous-titré comme ça et c’est une grande invention. India Song, c’est une histoire formidable. Au départ, c’est une pièce de théâtre qu’elle écrit pour le National Theatre à Londres en 73. Elle ne le fait pas. Elle fait un Atelier de Création Radiophonique et à partir du soundtrack, elle réalise le film India Song. Mais en fait, dit-elle, India Song vient du Vice-Consul, 1966, et fait partie du cycle indien. Je trouve ça incroyable, d’être dans cette écriture perpétuelle et infinie. Elle initie un chemin, elle autorise qui le veut à reprendre ce chemin. C’est pourquoi je pense que c’est un des plus grands écrivains français contemporains. Voilà quelqu’un qui n’est pas dans l’ironie.

Etes-vous animé par l’idée d’une œuvre d’art totale ?

Ça vient de la mise en scène d’Orlando, l’opéra de Haendel. Je repars là où je me suis arrêté la dernière fois, à savoir le rappel des figures dans l’opéra de Haendel. Je l’ai mis en scène comme ça. Il y a un magicien, comme dans L’Illusion comique. Le théâtre est une caverne où on rappelle des figures.

Dans Tristan aussi ?

D’une certaine façon oui. J’ai une attitude baroque. Ce n’est pas la pensée rationnelle du XVIIe siècle, mais des morceaux, une nature sauvage, épineuse, non policée. Je ne revisite pas le siècle de Tristan à l’aune de la rationalité qui viendra après. J’essaie de replonger dans ce que le Moyen Âge a de plus génial. Il a été méprisé pendant très longtemps. Tristan a disparu de la circulation pendant trois siècles. Il est revenu quand on a recommencé à s’intéresser à cette époque. On en a absolument besoin aujourd’hui, parce qu’on est au bout d’une lecture ironique contemporaine, qui viendrait des Lumières et du XVIIe siècle en France. On n’y arrive plus. La tension est exacerbée et on voit bien que ça ne tient plus, ni au niveau politique ni au niveau artistique. Le Moyen Âge, c’est un réservoir, ça redevient une source dans laquelle on peut plonger, parce qu’il y a une dimension verticale ET horizontale, en termes de spiritualité, en termes d’image du corps…

Vous avez une passion pour le mythe. Je suis frappé de voir qu’il a plutôt tendance à disparaître dans les discours qui traversent le champ social aujourd’hui, ou qu’il est trop souvent réduit à de la joliesse, du kitsch, etc.

Je pense qu’il y a comme un écran aujourd’hui. Écran de fumée construit par quoi ? Je n’arrive pas à en démêler l’origine, médiatique ou autre, en tout cas il va finir par se déchirer, il est déjà déchiré. On ne veut pas le voir mais ça va aller très vite dans les prochaines années. On va basculer très vite dans autre chose. La sauvagerie dont on parlait, on va l’éprouver.

J’aime beaucoup cette citation de Duras que vous faites souvent : « Il s’était produit comme un déchirement de l’air.»

Ah oui ! Il y a un metteur en scène de théâtre que j’admire énormément, Anatoli Vassiliev. C’est quelqu’un qui vient de la science. Il a mis en place des pédagogies particulières. Il a défini un système autour de la réplique centrale, en partant des dialogues platoniciens. Il définit dans chaque œuvre la réplique centrale. « Il s’était produit comme un déchirement de l’air. Sa jupe contre les arbres. Et ses yeux m’avaient regardé. » C’est la réplique centrale du Vice-Consul. C’est là où Marguerite Duras accède à quelque chose qui est vraiment de l’ordre de la littérature.

Y a-t-il un point semblable dans Tristan ?

Je me donne l’autorisation d’être traversé par Hiroshima mon amour, par Titus et Bérénice, par Pelléas et Mélisande. Il y aura des choses en anglais, des choses traduites en breton. J’aime bien faire entendre du son porteur d’une sensation et d’un sentiment.