Libération · 30 septembre 1999 · L'ÉCOLE DES FEMMES

Libération · 30 septembre 1999 · L'ÉCOLE DES FEMMES
Une mise en scène sobre et intelligente mais qui manque de fantaisie.
Presse nationale
Critique
René Solis
30 Sep 1999
Libération
Langue: Français
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Libération

30 septembre 1999 · RENÉ SOLIS

L’ÉCOLE DES FEMMES, à pas feutrés

Mise en scène sobre et intelligente d’ÉRIC VIGNER à la Comédie-Française.

Pour aborder L’ÉCOLE DES FEMMES, ÉRIC VIGNER dit avoir eu en tête une phrase de LA PLUIE D’ÉTÉ de MARGUERITE DURAS, qu’il a mis en scène il y a plusieurs années : "Nous sommes tous des enfants d’une façon générale." Arnolphe, enfant ? Il n’est en cela guère différent de bien des héros de MOLIÈRE, passionnément attachés à leur illusion. Ainsi l’amour qu’Orgon voue à Tartuffe est- il sourd à tout raisonnement, les "grandes personnes" (sa femme, son frère...) n’y peuvent mais.

L’amour que, dans L’ÉCOLE DES FEMMES, Arnolphe a conçu pour Agnès est pareillement sourd. Il est tombé amoureux d’une petite fille de 4 ans, a décidé d’en faire sa femme, et depuis treize ans c’est la seule chose qui compte. Son ami Chrysalde a beau lui faire la leçon ("Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?/ Votre dessein, pour vous, me fait trembler de peur "), il a autant de succès qu’un importun tentant d’interrompre une partie de Game Boy.

Pour Agnès, Arnolphe a construit une forteresse inexpugnable, un univers où elle est recluse sous la surveillance de deux vieux compagnons de jeu (Alain et Georgette), et dont il est le héros. Il ignore qu’il ne s’agit que d’une maison de poupée. L’unique moyen de stopper la folie d’Arnolphe, c’est de briser son jouet. Et quand enfin cela survient au cinquième acte (Agnès lui échappe, elle sera mariée à Horace, un jeune homme de son âge, et il ne peut rien faire pour s’y opposer), un seul mot parvient à sortir de sa bouche : "Oh". Une stupéfaction si brutale qu’elle le laisse, précise MOLIÈRE, "tout transporté (c’est-à-dire bouleversé) et ne pouvant parler". Arnolphe opte d’ailleurs pour la fuite, comme ses frères Alceste ou Georges Dandin, et le suicide n’est peut-être pas très loin.

Dans la mise en scène d’ÉRIC VIGNER, ce "Oh" d’Arnolphe, jeté dans le vide en direction d’un projecteur, a des effets immédiats : les rideaux et tentures s’effondrent, révélant la machinerie du théâtre : l’illusion est bien morte. Pour VIGNER, l’enfance est une affaire aussi sérieuse que la passion d’Arnolphe pour Agnès : il serait malvenu de s’en moquer ou de la caricaturer. On peut juste voir, dans le très beau décor de CLAUDE CHESTIER, une réminiscence de chambre enfantine : une forêt de barreaux de bois qui peuvent évoquer un lit mezzanine, ou des espaliers de square ; mais, tout autant, une cage. Et aussi, peut-être, une sorte de radiographie de la pièce : la mise à nu de son squelette, débarrassé de tout oripeau. Voire, diront certains, de toute chair.Il est vrai, en effet, que les amateurs de roulements d’yeux et d’éclats de voix seront surpris par le calme régnant sur le plateau. Il ne faut pas attendre de VIGNER, qui a fait son mot d’ordre d’une autre phrase de DURAS - "Il faut dire le théâtre et pas le jouer" -, qu’il change d’avis. Son ÉCOLE DES FEMMES est d’abord une école de l’écoute : on y parle doucement, on n’y souligne aucun effet ; il faut tendre l’oreille, ce qui n’est pas forcément la moins bonne façon d’être attentif. Trois musiciens (piano, violoncelle, clarinette), cachés au cœur du décor, accentuent l’effet de concert baroque. Dans l’affaire, Arnolphe ne perd pas au change. Sous les traits de BRUNO RAFFAELLI, il est l’homme d’un seul rêve, d’une seule note : à la musique des vers, il ne cherche pas à ajouter celle des sentiments. Il est d’un bloc, et d’autant plus vulnérable, maître précaire d’un royaume où CATHERINE SAMIE (Georgette) et IGOR TYCZKA (Alain) sont des pantins incontrôlés, et où JOHANNA KORTHALS ALTES, qui joue Agnès et est encore élève du Conservatoire, n’a rien d’une pâle victime et se révèle une belle partenaire d’opéra. Les autres (dont Horace l’amoureux – ÉRIC RUF ou Chrysalde – JEAN-CLAUDE DROUOT) campant des personnages délibérément plus attendus, comme s’ils représentaient la convention face à l’illusion d’Arnolphe.

On peut reprocher à VIGNER une certaine raideur, souhaiter qu’il introduise dans son système un brin de fantaisie, de détachement, d’acceptation de la fragilité. L’essentiel est ailleurs : dans sa capacité à faire écouter non seulement MOLIÈRE, mais son écho.