La Presse Montréal · 24 septembre 2002 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE

La Presse Montréal · 24 septembre 2002 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
Toute la pièce est dans le tableau de Van Dyck.
Presse internationale
Avant-papier
Anne-Marie Cloutier
24 Sep 2002
La Presse Montréal
Langue: Français
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La Presse · Montréal

24 septembre 2002 · Anne-Marie Cloutier

ÉRIC VIGNER, roi de la jungle

Le 14 septembre dernier, la Comédie-Française ouvrait sa saison avec Savannah Bay. Pour la toute première fois, la voix de Duras se faisait entendre dans la vénérable institution. Derrière cet événement : Éric Vigner, grand patron du Centre dramatique de Bretagne, CDDB-Théâtre de Lorient, metteur en scène parfois controversé, toujours innovateur, scénographe... et ami de Marguerite Duras. Parallèlement, il présente à l'Espace GO La Bête dans la jungle, adaptée par "Marguerite" d'une nouvelle de Henry James.

"Avec Duras, ça passe ou ça casse - il emploie le présent. Il y a rencontre ou... rien." Rencontre il y a eu. C'était en 1991, après sa première mise en scène, au moment où le directeur du Conservatoire lui suggère de travailler un texte de Duras. Chez sa soeur, durassienne invétérée, il ouvre un de ses livres au hasard et lit : "Je ne retournerai pas à l'école parce qu'à l'école, on m'apprend des choses que je ne sais pas." C'était dans La Pluie d'été. La réplique d'Ernesto, cet enfant qui lit L'Ecclésiaste, le traverse. Il se rend à Trouville où Duras aurait dit, en le voyant : "Lui, je le reconnais." Ils se promènent en voiture, et "parlent d'enfants. Mais il y avait beaucoup de silences aussi. Marguerite était toujours à la recherche de lieux. De traces."

Ils se revoient, Duras assiste à son atelier au Conservatoire, puis à la recréation du spectacle dans un ancien cinéma. "Je peux dire qu'elle m'a accompagné." Ils partagent même quelques virées nocturnes. Ils parlent de tout, de guerre, de politique, de livres. Et de théâtre ? "Oui, mais uniquement des oeuvres qu'elle avait écrites. Jamais de La Bête dans la jungle... Je l'ai découverte plus tard."

Comme le dit le metteur en scène, la pièce a "plusieurs étages". D'une nouvelle de Henry James, James Lord, ami de Giacometti et de Picasso, a fait une pièce de théâtre, adaptée par la suite par Marguerite Duras (elle en écrira deux versions). Les univers s'entremêlent ; en émerge une histoire "d'amour absolu. C'est de cela qu'il est question, d'un amour qui ne peut se vivre car il est absolu."

Au château de Weatherend, à l'ère victorienne, Catherine et John se revoient, 10 ans après leur première rencontre. Elle l'aime, lui, distille ses sentiments goutte à goutte, au fil de rendez-vous désormais réguliers qui dureront toute leur vie. Il ne l'entend pas, en attente perpétuelle de la bête dans la jungle, qu'il finira par affronter à la mort de Catherine. La bête, ou la mémoire. Le souvenir, dans sa douleur et sa cruauté. La capacité de nommer pour exister. "Au début de la pièce, John tombe en arrêt devant un tableau de Van Dyck. Un tableau qui représente le quatrième marquis de Weatherend, un homme qui a réussi, dira John, à "être un héros de sa propre vie"."

"Toute la pièce est dans ce tableau, poursuit Éric Vigner. John doit le traverser pour accéder à l'essentiel. Au-delà de l'image, il n'y a plus rien, que de la toile et des montants de bois." Du reste, le plasticien de formation, "libéré" depuis qu'il signe ses scénographies, a travaillé en ce sens. Il a inventé un espace - structure de scène courbe, rideau de perles de bambou, paysage de Fragonard sur un rideau - qui évoque l'irréalité, un paysage intérieur. "Je voulais mettre le spectateur face à lui-même." Et à la bête, tapie dans l'ombre...