Le Figaro · 16 octobre 2001 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE

Le Figaro · 16 octobre 2001 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
La question de l'image.
Presse nationale
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Armelle Héliot
16 Oct 2001
Le Figaro
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Le Figaro

16 octobre 2001 · Armelle Héliot

JAMES dans les lumières de DURAS

ÉRIC VIGNER met en scène LA BÊTE DANS LA JUNGLE, avec Jutta Johanna Weiss et JEAN-DAMIEN BARBIN

Ils étaient bien trop jeunes : ils n'ont pas vu LA BÊTE DANS LA JUNGLE, mise en scène d'ALFREDO ARIAS, avec DELPHINE SEYRIG et SAMI FREY. Ils n'ont pas vu ce spectacle, mais ils en savent quelque chose, car, et c'est la revanche de l'éphémère, au théâtre, il arrive qu'on soit touché par des représentations auxquelles on n'a pas assisté...

JEAN GENET le dit magnifiquement : "une force traverse les murs..." Ils n'ont pas vu LA BÊTE DANS LA JUNGLE, pièce de JAMES LORD d'après la nouvelle de HENRY JAMES, pièce à laquelle DURAS apporta sa touche et qui fut créée en 1962 à l'Athénée : première version dans une mise en scène de JEAN LEUVRAIS, qui jouait John aux côtés de LOLEH BELLON. Vingt ans ou presque passent. ARIAS s'intéresse au texte. DURAS en fait, devant lui et ses interprètes, une lecture, retouchant la pièce à mesure. C'est la version que monte aujourd'hui ÉRIC VIGNER, dans un espace conçu par lui-même. Deux comédiens familiers du Centre dramatique de Bretagne de Lorient et qui ont joué ensemble dans Rhinocéros, d'Eugène Ionesco, sont Catherine (May dans la nouvelle) et John : JUTTA JOHANNA WEISS, née à Vienne, qui a travaillé avec Krejca, Serban, Vassiliev, entrée dans la troupe pour le rôle-titre de Marion Delorme, de Victor Hugo ; et JEAN-DAMIEN BARBIN, acteur d'exception, lecteur aigu, lui-même metteur en scène.

ÉRIC VIGNER connaît l'œuvre de MARGUERITE DURAS, et l'un de ses premiers spectacles était celui qu'il avait construit autour de LA PLUIE D'ÉTÉ, travaillant alors sous le regard d'une jeune femme qui a consacré sa thèse à l'écrivain, SABINE QUIRICONI, également présente pour LA BÊTE DANS LA JUNGLE, pièce à deux personnages dans cette ultime version que l'écrivain des Petits Chevaux de Tarquinia désignait comme l' "adaptation dite", et de laquelle elle avait gommé l'appartement londonien de l'héroïne et la gouvernante qui l'y sert. C'est JAMES qui insiste dans ce texte ; c'est sa nouvelle qui est là, présente avec son atmosphère étrange et vénéneuse, son mystère, l'énigme de cet événement que pressent John Marcher et dont il ne comprendra la nature que trop tard : "Il crut voir la bête de la jungle se dresser devant lui. Elle était énorme, elle était hideuse. Il crut que c'en était fait de lui." Catherine est morte. C'est sur sa tombe que tout s'éclaire atrocement...

"Ce qui m'a intéressé, souligne ÉRIC VIGNER, formé d'abord aux Beaux-Arts, et qui signe donc la scénographie du spectacle, c'est la question de l'image. Comment entre-t-on dans une image, comment échappe-t-on à l'illustration? Il est beaucoup question de représentation dans LA BÊTE DANS LA JUNGLE ; le tableau de Van Dyck, le portrait du quatrième marquis de Weatherend, est fortement présent... Et puis, en scrutant ce texte, on ne peut s'interdire de penser à JAMES LORD, le premier à avoir soulevé ce que la nouvelle possédait de dramatique, LORD, l'ami par excellence des plasticiens, Giacometti, Picasso, Bacon... "

Le travail s'est fait dans l'amitié, la complicité, et VIGNER a élaboré un petit livre sur les répétitions. Une semaine à la table, et très vite l'irruption dans ce décor "impressionnant, difficile", avoue JEAN-DAMIEN BARBIN, très heureux de cette plongée dans l'univers de JAMES, de DURAS, qu'il ne va pas quitter, puisqu'il jouera ensuite au Vieux-Colombier avec Catherine Hiegel et Françoise Seigner Les Papiers d'Aspern, dans une mise en scène de Jacques Lassalle. Une nouvelle de JAMES, adaptée au théâtre par Michael Redgrave, et une version française signée MARGUERITE DURAS et Robert Antelme.

Ainsi va la vie. "J'ai le sentiment d'un empilement d'expériences", note JEAN-DAMIEN BARBIN, soulignant que le trio JAMES/LORD/ DURAS - autre affaire d'empilement -induit un travail "à maturation lente", dans lequel "la musicalité de la phrase est essentielle et doit être absolument respectée". Ainsi va-t-on retrouver, dans un registre différent, bien sûr, de ceux de Loleh BeLlon et JEAN LEUVRAIS, de DELPHINE SEYRIG et SAMI FREY, le grand château de Weatherend.

"C'est en 1903, après l'été, c'est le tout début de l'automne, oui, c'est ça, c'est dans un château anglais, il y a des meubles sombres, de grandes cheminées, des lustres, des boiseries, beaucoup de tableaux de famille." Qui entendez-vous? JAMES, LORD, DURAS? Et comment représenter cela? Un texte bref, une pièce en six tableaux, un prologue, un épilogue qui condense tous les mystères de l'œuvre de HENRY JAMES, la cruauté déchirante de la nouvelle en un précipité dramatique envoûtant.