L'Humanité · 4 mars 1996 · L'ILLUSION COMIQUE

L'Humanité · 4 mars 1996 · L'ILLUSION COMIQUE
Une modernité subtile
Presse nationale
Critique
Jean-Pierre Léonardini
04 Mar 1996
L'Humanité
Langue: Français
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L'Humanité 

4 mars 1996 · JEAN-PIERRE LEONARDINI

Où il n'est pas possible de bâiller à CORNEILLE

Court voyage d'illusion en surprise

Il est des fois où le devoir se transforme en plaisir. Dans ces cas-là, on se prend à éprouver pour ce métier un retour de flamme. Ce n'est pas qu'on s'ennuie la plupart du temps, car un critique digne de ce nom échappe à cet état vulgaire. Sachant qu'il doit ensuite écrire, au vu du spectacle il roule déjà dans sa tête des arguments, des phrases, des vacheries même et l'on ne peut en vouloir vraiment à ceux qui vous incitent à préméditer des méchancetés de plume. Mais il faut bien avouer qu'on regarde parfois le plafond, ou qu'on pense à autre chose, à quelqu'un dont l'absence est criante, aux impôts dont c'est demain l'ultime délai pour la déclaration, à la couleur du cheval blanc d'Henri IV, à une cravate aperçue en vitrine sur le chemin; bref l'esprit bat la campagne à son gré et, du théâtre tiède, cent fois déjà subi, ne pourra jamais ramener votre attention sur le droit chemin. On attend que ça se passe, on lorgne discrètement sa montre. Pour ma part, je ne puis m'assoupir en public et, plus je me rase, plus je m'efforce de garder l'air éveillé. Cela devient un sport, une petite épreuve à usage intime. Après tout, il y a pire comme état social que celui de critique. La pénibilité n'est que spirituelle et je ne veux apitoyer personne. Ce long préambule est justement pour signifier qu'allant voir samedi soir L'ILLUSION COMIQUE de PIERRE CORNEILLE et connaissant la pièce d'assez longue date, le plaisir, donc, n'a été que plus vif de la redécouvrir par les yeux d'Éric Vigner.

Une illusion qui renvoie à la vie vécue ......

Et dire que cette oeuvre de 1636 est jeune constitue un truisme dont la véracité reste à démontrer. Encore faut-il donner cette jeunesse à éprouver, avec tout son bouillonnement de sang chaud, sa hardiesse lyrique harmonieusement corsetée par l'alexandrin, tantôt grave, tantôt joueur. Et cela donne toujours à réfléchir, à tous les sens du mot, sur ce qu'est le théâtre, abri du faux-semblant, du mentir-vrai, de l'illusion en effet qui renvoie sans trêve à la vie vécue, en un incessant va-et-vient d'où naît un trouble non loin du vertige. On sait qu'en la figure du magicien Alcandre on peut déceler CORNEILLE, en poète dramatique organisant des mystères qui ne lui échappent pas, à la manière un peu du Prospero de la Tempête de Shakespeare, sauf que cette pièce est un aboutissement tandis que L'ILLUSION COMIQUE, précédant le Cid d'un an, se situe à la frontière d'une mutation chez CORNEILLE. "Etrange monstre", en disait-il, à cause de son apparence d'impureté selon les canons aristotéliciens et sa mixture de tragédie et de comédie.

L'admirable avec Éric Vigner est qu'il joue le jeu grave, non sans de savants décrochages à point nommé. Dans la scénographie de paravents en verre transparent (qu'il signe en compagnie de Claude Chestier), s'il cite à comparaître l'époque d'origine dans les costumes (Claude Chestier et Pascale Robin) c'est pour mieux laisser affleurer dans l'interprétation, par à-coups, une modernité subtile, sous la forme de quelques signes de connivence avec aujourd'hui. L'ensemble témoigne d'une joie cultivée avec intelligence et d'un raffinement un tantinet mariole. On sent une mentalité de troupe, fut-elle seulement réunie pour ce coup-là.

Guy Parigot, un pionnier de la décentralisation, tient le rôle de Pridamant, père de Clindor. Les autres sont d'une fraîche couvée. On s'attache à Cécile Garcia-Fogel (Isabelle), brune entêtante au timbre chaud, chantant un peu, à Dominique Charpentier (Lyse), blonde servante maîtresse parfumée d'ironie. Grégoire Oestermann compose un capitan Matamore insolite et inventif (le rôle est tenu en alternance par Gilbert Marcantognini). Eric Petitjean, en Clindor, continue de tenir ses promesses. Sont bien aussi Éric Guérin (Alcandre), Nazim Boudjenah (Adraste), Denis Léger-Milhau (Géronte)... De la fosse au milieu de la scène s'élèvent les accents mélodieux du Quatuor à cordes "Matheus", parachevant l'énigmatique élégance du tout. Accueil chaleureux d'un public dont les trois-quarts n'avaient pas vingt ans.