Le Monde · 15 septembre 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)

Le Monde · 15 septembre 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)
"Éric Vigner est un homme de théâtre complet." J-P Miquel
Presse nationale
Avant-papier
Jean-Pierre Miquel
15 Sep 1994
Le Monde
Langue: Français
Tous droits réservés

Le Monde · Arts et spectacles

15 septembre 1994 · Cahier N°3 · Édition spéciale Festival d'Automne à Paris

LA TERRIBLE VOIX DE SATAN, au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, et REVIENS A TOI (ENCORE)

Vigner, vivre avec grâce · JEAN-PIERRE MIQUEL

ÉRIC VIGNER promène une apparente nonchalance, l'œil vif et le sourire ironique. Il semble s'amuser des choses de la vie, des êtres et des situations, sans se prendre trop au sérieux. Bref, il est plutôt sympathique...
J'ai rencontré ÉRIC au Conservatoire, où il est arrivé comme élève en 1984, venant du Centre de la rue Blanche (ENSATT), ayant déjà reçu une solide formation, et pratiquant aussi la scénographie, le décor et les costumes.

Il joua tout de suite dans l'Elvire-Jouvet 40, mis en scène par son ancien professeur, Brigitte Jaques, et dut même prendre un an de congé pour en assurer la tournée. Puis il proposa un projet de spectacle d'élèves, avec la Place royale, Corneille, qui vit le jour en 1986. C'était, je pense, sa première mise en scène. Il y montrait déjà son goût pour les espaces inusités, transformant l'agencement habituel d'un lieu, créant l'étrangeté. Il sortit du Conservatoire en 1988, en jouant avec moi le rôle de Lucidor dans l'Epreuve, de Marivaux, au Festival d'Avignon, à Vienne, Budapest et Paris. Bien que "faisant l'acteur" régulièrement, il était manifeste qu'ÉRIC se dirigeait vers un parcours de metteur en scène. Ce fut le succès de la Maison d'os, de Dubillard, dans une usine désaffectée d'Issy-les- Moulineaux, puis le Régiment de Sambre et Meuse, à Brest et Aubervilliers, et des travaux auprès de maîtres étrangers.

Une démarche libre

Quelques semaines avant mon départ du Conservatoire, je proposais à ÉRIC de venir diriger un "atelier spectacle" avec des élèves de troisième année qu'il ne connaissait pas. Il choisit de travailler sur un roman de Marguerite Duras, la Pluie d'été. Cet atelier fut le succès que l'on sait, repris en divers lieux et dans une grande tournée en France et à l'étranger. La Compagnie Suzanne M. existait bien. Maintenant, il monte Audureau, GREGORY MOTTON, DaNiil Harms, et bientôt le Bajazet de Racine pour les Comédiens-Français, avec qui je l'ai invité à venir oeuvrer au Vieux Colombier. Il aime les contemporains sans négliger les classiques. Il est curieux.

La démarche de Vigner se veut libre, "loin des tours et détours idéologiques, et loin du triomphe du faux-semblant lié à l'exercice d'un théâtre englué dans le consensus mou". Il a un discours moral sur sa pratique, et un regard éminemment poétique sur la représentation des textes qu'il choisit. D'où sa recherche de lieux qui provoquent un autre rapport acteur- spectateur et produisent un espace intermédiaire entre le réel et l'imaginaire. Là se situe la recherche essentielle.

Comédien, plasticien, metteur en scène et maintenant directeur, ÉRIC Vigner est un homme de théâtre complet qui, à trente-trois ans, entame avec le sourire un parcours rigoureux et responsable, fondé sur le trépied texte-acteur-espace ; sans romantisme, mais avec une poésie personnelle singulière, comme une aventure qui permet tout simplement de vivre avec grâce.

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MOTTON, dissident professionnel · Claire Armistead (journaliste au Guardian)

GREGORY MOTTON est le jeune homme en colère du théâtre anglais. Pourtant, la poignée de pièces qu'il a déjà écrites n'a pas encore autant d'impact sur le public que son habitude de bombarder les quotidiens d'articles à la "J'accuse", visant à dénoncer l'injustice et la faillite artistique de l'institution théâtrale.

Le décrire comme un enfant terrible, c'est oublier qu'il a maintenant trente-deux ans et regarde encore le monde avec des yeux d'étranger aliéné. Cette manière de voir commande non seulement ses opinions politiques mais aussi son imaginaire artistique. La pièce type de MOTTON est un assemblage court et froid de scènes expressionnistes, se déroule dans les couches défavorisées ou chez les citadins largués dans la course à la richesse et au statut social. Il ne goûte pas la polémique, ni le débat rationnel. Son fonds de commerce est un humanisme paranoïaque qui s'exprime à travers des individus persécutés par une autorité cauchemardesque ou prisonniers de vies désespérées. Vomir leur est une activité coutumière.

Dans Ambulance et Downfall, les deux pièces de la fin des années 80 qui l'ont fait connaître, et qui ont été montées dans le sanctuaire de la nouvelle écriture du théâtre de Londres, le Royal Court, ses personnages étaient des paranoïaques, des soûlards et des clochards. Plus récemment, il s'est attaqué aux attirances sexuelles et au voyage allégorique d'un rêveur irlandais à la manière du Peer Gynt d'Ibsen.

Les critiques britanniques sont généralement déroutés par son oeuvre, très atypique de l'esprit anglais dans son obscurité délibérée et son refus d'offrir des repères tels qu'une intrigue ou une psychologie des personnages. Mais les mêmes critiques rechignent à le condamner. C'est comme si, de façon inavouée, ils soupçonnaient en lui le prochain Pinter ou le nouveau Beckett. Les années 80, celles de la formation de MOTTON, furent des années de désespoir au sein de la communauté des dramaturges britanniques. Le théâtre d'opposition, qui s'était développé dans les années 70 avec l'émergence d'écrivains socialistes comme David Hare et Howard Brenton, était en déclin. Les petits théâtres et troupes qui formaient son milieu naturel étaient au même moment mis en faillite par la politique économique du gouvernement conservateur.

Les jeunes écrivains se sont alors détournés du réalisme socialiste pour rejoindre le dépouillement poétique d'Edward Bond et de Samuel Beckett. Les nouvelles pièces furent soudain pleines de clochards et de terrains vagues. MOTTON s'inscrit dans ce mouvement. Mais il a été plus loin que la plupart des autres jeunes écrivains en supprimant toute structure. Il a créé un monde cauchemardesque dans lequel les gens ne parlent plus des banalités inhérentes à la société et a imaginé des vies nocturnes : quand on n'y voit pas clair, quand les conversations deviennent étranges. Sa force est d'avoir raconté, de façon presque prophétique, le Londres que nous connaissons désormais : celui des sans-abri effondrés au pied des portes, n'ayant rien à espérer sinon le prochain verre et rien à craindre sinon le prochain flic.

Les vagues de l'inconscient

On ne recherche pas un sens dans une pièce de MOTTON ; on recherche une sensation. On lui reproche souvent son refus de montrer clairement ce qu'il veut dire. «Je m'agrippe au mât de mon stylo pendant que les vagues de mon inconscient me submergent », raconte le héros de la Terrible Voix de Satan, pièce écrite l'an passé. Deux questions se posent alors : l'inconscient de GREGORY MOTTON est-il assez riche pour être la seule source de son écriture ? Si l'artiste ne contrôle rien d'aucune manière, alors pourquoi perdons-nous notre temps en sa compagnie ?

Jusqu'ici, la cohérence et la maturité ont manqué à MOTTON, même si la force poétique de Beckett se reflète parfois dans son oeuvre. Il lui faut encore montrer si son accession au statut de dissident professionnel du théâtre britannique est due à la perversité ou à la passion. En tant que tel, il rejoint Edward Bond, dont la vision marxiste excentrique et les attaques contre l'Establishment ont été rejetées en Angleterre, et Howard Barker, un génie poétique et apolitique enclin à l'arrogance et à l'emphase, dont l'imagination expressionniste a beaucoup des forces et des faiblesses de MOTTON.

Ces voix importantes ont permis au théâtre anglais de se sortir du bourbier de la convention, non seulement en l'attaquant par le biais du journalisme (tous trois l'ont fait), mais en proposant une conception artistique alternative qui permet aux gens de les haïr sans pouvoir les rejeter.
MOTTON ne s'adressera jamais aux masses comme Brecht tentait de le faire. Mais il ne veut pas permettre que l'institution théâtrale s'endorme sur ses lauriers.

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RÉGY, le sondeur de mots · Jacques Cousinet

Depuis plus de quarante ans, Claude RÉGY fait vibrer de son physique d'éternel jeune homme le centre de gravité du théâtre français. Adulé et détesté, il suit avec une rigueur peu commune un chemin d'exigence que nombre de ses pairs ont délibérément oublié pour aller parader dans de plus lucratives contrées.

On ne reparlera pas ici de l'immense travail de révélateur et de découvreur de textes neufs (pêle-mêle et pour mémoire : Harold Pinter, Peter Handke, Botho Strauss, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Leslie Kaplan, Wallace Stevens, GREGORY MOTTON...), mais plutôt s'attachera-t-on à la singularité de ce metteur en scène-musicien. RÉGY refuse toute fabrication d'objet fini et n'inscrit pas la mise en scène dans un système esthétique destiné à émerveiller une " salle de voyeurs ".

Le souci majeur est ici de délivrer le texte : "Ce qui m'importe, c'est de retrouver la masse souterraine qui a - en fait - suscité l'écriture, et c'est par des sondes à travers les mots que j'essaie de retrouver cette préexistence de l'écriture et d'entendre en écho l'au-delà de l'écrit."

Ce véritable acte de foi fonde l'essentiel de la démarche de RÉGY à laquelle il faut ajouter cette volonté d'ouvrir à l'infini l'espace de la perception. Le mot est regardé à la loupe mais le corps de l'acteur l'inscrit, au même temps, dans un espace illimité. RÉGY, pourrait-on dire, ne met pas en scène ; il cadre dans un espace mental les tensions textuelles libérées du corps des acteurs en liberté dans l'espace. L'abstraction apparente de la démarche n'exclut aucune violence de sentiment : le cadrage serré des corps et des visages installe une relation très active, et le spectateur peut ainsi recomposer, réinventer, réécrire l'acte théâtral au plus près des mots et de l'acteur.

Qui n'a vu la grande Muni, l'immobile et ancestrale, franchir la ligne de lumière qui sépare la vie de la mort, et la parole du silence ne peut comprendre que le théâtre, selon Maeterlinck, est bien ce lieu où l'on se rend la nuit "dans l'espoir de voir ses jours rattachés à leurs sources et à leur mystère" par des liens que nous n'avons ni l'occasion ni la force d'apercevoir à tout instant.

Telle serait la brève approche de l'art de RÉGY, homme de théâtre capital de cette fin de siècle, homme libre, imperméable aux modes, aux engouements, aux louanges, aux critiques, fonçant droit devant lui avec douceur et violence afin de mieux faire participer chacun à une véritable poétique de la représentation théâtrale.

Plus proche des pièces pour piano de Debussy ou de Webern que des tumultes spectaculaires du temps, l'art de RÉGY voisine avec le sacré. Il est peut-être le seul metteur en scène "métaphysique" à la suite d'Artaud et de Blin, et aux côtés de l'autre astre du théâtre français : Jean- Marie Patte.