Comment représenter les classiques ? · François Regnault · L'ILLUSION COMIQUE

Comment représenter les classiques ? · François Regnault · L'ILLUSION COMIQUE
Comment représenter les classiques ?
Dramaturgie
François Regnault
Mar 1996
La doctrine inouïe
Éditions Hatier
Langue: Français
Tous droits réservés

Comment représenter les Classiques?

Mars 1996 · FRANÇOIS REGNAULT

in LA DOCTRINE INOUÏE, Collection Brèves, Hatier.

Il faudrait laisser ici une page blanche, comme celle que Laurence Sterne glisse au cœur de son Tristam Shandy, pour que le lecteur y dessine le portrait de sa bien-aimée, ou trace les lignes de force de son désir.

Pour parvenir au blanc, cependant, en art, il faut éliminer beaucoup de traditions et de conventions. Il faut se débarrasser de bien des préjugés sur l’art classique, qui en est le plus encombré de tous, pour retrouver l’art classique, qui est le plus évident de tous. Mais c’est une évidence qui fait peur ; “l’intimidation par les classiques”, comme disait Brecht.

“Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement”, dit une Maxime de La Rochefoucauld. Le Soleil des Règles, et la Mort, invisible sur la scène mais toujours présente derrière les Règles, ne se peuvent regarder fixement, sans que le metteur en scène moderne ne soit pris de terreur, de la peur de ne pas pouvoir faire du moderne avec ces règles, ni cette mort, ni ce soleil. Alors on recourt à la reconstitution historique, solution paresseuse, ou bien à l’exécution critique, satirique, truquée, parodique, à l’exercice des chansonniers. La tragédie, oui, mais comme au café-théâtre.

Le vrai courage est pourtant dans la feinte, la feinte d’affronter en face ce qui ne peut pas se regarder fixement, et donc de trouver le biais, l’oblique, la diagonale, la bonne anamorphose, pour qu’on aperçoive le soleil sans en être aveuglé, la mort sans mourir, et les règles sans rire.

Alors, la comédie, la tragédie se mettent à parler, et disent tout ce qu’elles ont à dire. Rien, rien d’elles ne se perd. Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.

On avancera l'hypothèse suivante : dans aucune grande période de l'art théâtral, il n'y a de traité de la mise en scène, ni de l'art du comédien. Le comédien ne commence à s'intéresser à son art, à le codifier et à en fixer les modes de transmission que lorsqu'une figure du théâtre achève de vieillir. Aussi bien n'avons-nous pas de grand Traité de cet art ni pour les Grecs, ni pour les Élisabéthains, ni pour les Classiques français. On commence sans doute à s'intéresser à l'art antique du comédien dans la période hellénistique, on réfléchit sur l'art de jouer Shakespeare bien après sa mort, avec Garrick notamment, et le premier Traité signalé de l'art du comédien en France, qui est Le Comédien de Rémond de Saint-Albine, daté de 1747, plagié ensuite par le Garrick ou les acteurs anglais, de 1769, d'Antonio Sticoti, acteur, qui le paraphrase en feignant de traduire un original anglais qui n'existe pas, et qui est le point de départ réel du Paradoxe sur le comédien de Diderot, qui est de 1770, soit quelque cent ans après la mort de Corneille, de Molière et de Racine.

Il en va de même pour l'art dit de la mise en scène (en tant qu'elle intègre l'art du décor, celui du costume, de l'éclairage, etc.), qui commence donc par des explications artisanales sur le décor et les machines, et qui prend son essor, lui aussi, comme la chouette de Minerve, à la fin du crépuscule, lorsque les fastes de l'Opéra tentent de se substituer à un théâtre déjà parvenu à sa maturité. Pour la poétique du théâtre, le problème est différent : la Poétique d'Aristote, écrite vers 334 av. J.C., est postérieure donc d'environ soixante-dix ans aux dernières tragédies de Sophocle et d'Euripide, parle de tragédies dont la mode est encore très présente ; les Discours de Corneille, les Préfaces, Avertissements, Examens de Corneille, Molière et de Racine, et tant d'autres écrits sur le théâtre du XVIIème siècle, sont évidemment en prise directe avec la production des pièces. Mais ni l'une ni les autres ne sont des écrits sur la représentation théâtrale proprement dite, toujours laissée à qui de droit, les acteurs ou les décorateurs, et non parfois sans condescendance.

Ainsi Aristote. D'un côté, en effet, "le spectacle implique tout : caractères, histoire, expression, chant et pensée également" 1 ;
en outre, de la musique et de "ce qui relève du spectacle... naissent les plaisirs les plus vifs" 2.
Mais de l'autre : "Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger à l'art et n'a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs."3.

Ainsi Corneille, tout aussi peu disert sur ce point, après quelques considérations sur la diction (celle du poète, qui comprend les figures de rhétorique et la versification, non de l'acteur) et sur la musique, disparue avec le retranchement des choeurs, reprend le même point de vue : "La décoration du théâtre a besoin de trois arts pour la rendre belle, de la peinture, de l'architecture, et de la perspective. Aristote prétend que cette partie non plus que la précédente ne regarde pas le poète, et comme il ne la traite point, je me dispenserai d'en dire plus qu'il ne m'en a appris." 4 . Pas un mot sur l'art de l'acteur, et pas un mot non plus dans l'Illusion comique, où il n'est question que de la profession d'acteur, et des effets et de la moralité du théâtre.

Mais l'art classique dont nous parlons, qui en littérature suit le baroque au lieu de le précéder, n'est pas sans intégrer le caractère de haut-relief du classicisme italien, bien qu'à la différence de Garnier, ce ne soit pas par juxtaposition, mais par l'exposition, constante ou intermittente, du noeud lui-même. Et ce n'est pas parce qu'il suppose l'ici et le maintenant dans l'espace infini et le temps infini qu'il est "baroque" : la scène n'y est nullement à trois dimensions, ou du moins, en perspective suggérée à partir de deux dimensions. Il est d'ailleurs risqué d'utiliser la profondeur de champ dans ce théâtre (par opposition, par exemple, au Teatro olimpico de Vicence), et le gravures des pièces classiques, mêmes si elles ne représentent pas les vrais spectacles de, ce temps, nous montrent toujours une image à deux dimensions, qui ressemble plutôt à des hauts reliefs, souvent même assez raides, presque "brechtiens", sans illusion ni profondeur, avec tout au plus un lointain qui n'est guère qu'un fond.

Cela s'applique chez Corneille déjà à l'Illusion comique, évoquée plus haut du point de vue de son contenu, et à présent de sa forme, dont tout le monde se plaît à dire que c'est une pièce baroque, alors que l'interprétation qu'en fait Marc Fumaroli nous semble plus judicieuse : "Au terme de cette analyse, une conclusion semble s'imposer : l'unité profonde de l'Illusion comique - chacune des facettes de ce château de miroirs renvoyant à ce point focal unique et central, l'esprit souverain d'Alcandre qui a organisé ce piège pour y prendre Pridamant et le conduire au bonheur en compagnie de son fils. Unité de lieu, de temps et d'action, dans la mesure où l'on considère les "fragments dramatiques" comme les éléments d'une unique plaidoirie d'Alcandre se déployant librement avec toutes les ressources de l'art, mais à partir d'un lieu unique : la grotte ; d'un temps unique : le temps nécessaire pour persuader Pridamant ; et selon une action unique : celle qui vise à faire coïncider dans l'avenir l'itinéraire du père et celui du fils. Dans l'Illusion comique, la violence faite aux règles est elle-même une illusion d'optique : plus encore que dans Clitandre, Corneille déploie ici une virtuosité qui fait des règles celles d'un jeu supérieur, où la liberté du créateur s'exalte d'une discipline acceptée non sans défi."