Yeux noirs, cheveux noirs · Nandita Das · Jean-François Ducrocq

Yeux noirs, cheveux noirs · Nandita Das · Jean-François Ducrocq
Portrait de Nandita Das
Note d’intention & entretien
Jean-François Ducrocq
Jan 2013
Magazine N°5 du Théâtre de Lorient
Tous droits réservés

Yeux noirs, cheveux noirs

Invité du festival BOnJOuR IndIA au mois de février 2013, Éric Vigner s’envole en Inde pour créer Gates to IndIa sonG, une adaptation de deux textes de Marguerite duras. Pour chanter la légende d’Anne-Marie Stretter, le metteur en scène s’entoure de comédiens originaires du pays, dont nandita das,  égérie rebelle du cinéma indien.


Texte Jean-FranÇoiS DUcrocQ
Photographie aVani rai

« Je voudrais être à votre Place. Arriver ici pour la première fois, pendant les pluies. Vous ne vous ennuyez pas? Que faites-vous? Le soir? Le dimanche? »
— Anne-Marie Stretter, India Song

La scène se déroule dans une vaste demeure coloniale, aux abords du Gange, dans les années 1930. C’est le lent récit d’une passion tragique et silencieuse dans les ruines d’une ambassade où les personnages sont les fantômes d’une ancienne histoire—« une histoire d’amour immobilisée dans la culminance de la passion » écrit Marguerite Duras. Initialement écrite à la demande de Peter Hall, alors directeur du National Theatre de Londres, India Song sera d’abord une pièce radiophonique avant de devenir le long-métrage que l’on sait, affecté de la mention « texte, théâtre, film ». L’œuvre parachève un cycle indien de trois livres et trois films. Pourtant Marguerite Duras n’a jamais mis les pieds en Inde. Il n’y a pas d’ambassade de France à Calcutta et le film a été tourné dans le palais Rothschild, en région parisienne. C’est une Inde fictive. Un espace d’impressions—un fleuve, des parfums, des sons, la mélopée d’une mendiante, la lumière crépusculaire de la mousson indienne, une mélodie. Les motifs d’une rêverie qui dessinent une poétique du regard, un cheminement intérieur dans lequel un récit pourra s’inventer. Marguerite Duras n’a pas été en Inde mais elle est en quelque sorte devenue l’Inde, l’Inde des blancs mais aussi l’Inde des affamés et des lépreux dont on entend le murmure derrière les grilles du parc de l’ambassade.

En 2011, ÉRIC VIGNER est à Delhi pour présenter son adaptation du Barbier de Séville, qu’il a créée à Tirana avec des comédiens albanais. Il rencontre alors Aruna Adiceam, attachée culturelle de l’ambassade de France en Inde qui coordonne la programmation du festival Bonjour India — une manifestation qui rassemble pendant trois mois concerts, expositions, spectacles de théâtre et de danse sur tout le sous-continent indien. Elle lui propose de créer une pièce de Marguerite Duras pour la deuxième édition du festival, en février et mars 2013. ÉRIC VIGNER accepte. Ce sera Gates to India Song, une adaptation de deux œuvres du cycle indien : India Song et Le Vice-Consul. « Ces textes racontent tous deux l’histoire d’amour impossible entre Anne-Marie Stretter et le vice-consul de Lahore à l’ambassade de France à Calcutta, rappelle Éric Vigner. Ils sont organiquement reliés. Il y a entre eux des jeux de miroirs, des voix, des motifs qui se répondent. J’ai voulu les confondre sur la scène d’un théâtre. Je voulais que l’écriture de Marguerite Duras pénètre pour la première fois en Inde en donnant à des acteurs indiens les caractères de ces colons français expatriés dans une Inde littéraire, imaginaire. »

Le directeur artistique du Théâtre de Lorient soumet son adaptation aux bons soins de Morgan Dowsett et de la poétesse Cole Swensen qui en assurent la traduction en langue anglaise. Reste alors à en concevoir la distribution et, notamment, à trouver la perle rare qui interprètera le rôle d’Anne-Marie Stretter, à laquelle la merveilleuse Delphine Seyrig, égérie de la Nouvelle Vague et du Nouveau Roman, prêtait ses traits et sa voix dans le film. Celle dont Michael Lonsdale (son double masculin dans India Song) disait qu’elle avait une « voix de violoncelle» et que Marguerite Duras chérissait au point d’affirmer : « Moi, avant qu’ils soient distribués, « j’entends » tous mes textes lus par Delphine ». Cette comédienne indienne, Éric Vigner l’a beaucoup rêvée avant de l’identifier : c’est Nandita Das. Vedette du cinéma indien, elle incarne comme son aînée une forme de modernité du septième art dans son pays. Jeune femme exigeante, elle a tourné le dos à l’institution — Bollywood et ses quelques 800 films par an — pour privilégier un certain cinéma d’auteur. En 1996, à la sortie de The Fire, tourné sous la direction de la réalisatrice Deepa Mehta, Nandita Das n’est encore qu’une inconnue. Elle deviendra pourtant celle par qui le scandale arrive. Le film, qui traite de l’homosexualité féminine entre deux belles-sœurs délaissées, déclenche la fureur des partis radicaux, provoque de violentes manifestations dans les grandes villes du pays et se voit même un temps interdit pour troubles de l’ordre public. «The Fire a été l’objet d’une controverse inouïe, se souvient Nandita Das. Le film parlait de l’homosexualité féminine mais aussi, à travers elle, du système de mariages arrangés, de la place des femmes dans la société indienne. La réaction a été immédiate et, finalement, je crois, plutôt salutaire. Je ne crois pas que l’art puisse provoquer une révolution mais il peut jouer sur notre subconscient. Ce n’est pas pour rien si les conservateurs craignent autant les artistes ! » Après The Fire, les propositions commencent à affluer mais Nandita tourne avec parcimonie, préférant continuer à s’investir dans le champ social (Ndlr. elle est titulaire d’un master en travail social) et mettre sa popularité nouvelle à profit pour communiquer autour de la violence faite aux femmes, des droits de l’enfant, des communautés marginalisées : « Je ne m’envisage pas comme une activiste, je suis juste quelqu’un qui a une conscience aigüe des problèmes auxquels la société indienne est confrontée et qui a la chance de pouvoir attirer l’attention. Je n’établis pas de frontière entre mes activités : au cinéma comme dans ma vie, je poursuis le même objectif, la même envie de briser le silence qui entoure les dysfonctionnements de notre pays. »

Solaire, comme Anne-Marie Stretter

Fille du célèbre peintre Jatin Das et de l’écrivaine Varsha Das, Nandita a passé son enfance au milieu des arts: « J’ai grandi entourée de musiciens, de danseurs, de peintres, de sculpteurs. J’ai moi-même très tôt étudié la danse et la musique classiques mais je n’ai jamais ressenti de pression pour devenir artiste. Mon père en particulier m’a toujours encouragée à être indépendante, à aller vers mes désirs, mais aussi à remettre en question les idées reçues. La personne que je suis aujourd’hui lui doit beaucoup. » Nandita Das parle et joue dans dix langues. Pas en français même si elle est éprise de litterature française. Elle a lu Le Petit Prince, « un livre qui m’a accompagnée toute mon enfance», puis Balzac, Molière, Hugo, Camus, Beckett. Marguerite Duras aussi: « J’ai lu L’Amant il y a longtemps, je suis allée voir Hiroshima mon amour au cinéma aussi. Je suis fascinée par la façon dont sa vie infuse dans ses œuvres. Le fait qu’elle ait écrit sur l’Inde sans jamais s’y être rendue aussi est intriguant. » Éric Vigner ne tarde pas à convaincre la comédienne de participer à Gates to India Song: « La passion d’Éric, son désir d’explorer de nouveaux territoires au théâtre m’ont très vite donné envie de le suivre. Cette expérience me donne la possibilité de m’extraire de ma zone de confort pour découvrir un langage de théâtre différent. Je suis au moins aussi heureuse de vivre cette aventure que de ce qui en résultera ». Le metteur en scène n’est pas moins enthousiaste : « Nandita est une femme libre et courageuse qui n’a pas le souci de son image. En 2008, elle a réalisé son premier film sur les terribles émeutes interreligieuses au Gujarat (Ndlr. Dans cet état fédéré à l’ouest du pays, plus de 2000 musulmans avaient trouvé la mort, massacrés par des nationalistes hindous). Elle a récemment écrit une pièce de théâtre qui questionne l’égalité au sein des couples — Between the lines, qu’elle écrit, produit et interprète aux côtés de son mari, Subodh Maskara (également dans Gates to India Song, voir photo ci-contre). Elle a divorcé par amour, s’est remariée, ce qui en Inde n’est pas chose courante. C’est un subtil mélange de douceur et d’opiniâtreté. Et puis elle est solaire, comme Anne-Marie Stretter. »

Gates to India Song sera jouée dans trois villes — Calcutta, Bombay et Delhi : « À Calcutta, nous jouerons dans la cour de la maison du poète Tagore et j’aime beaucoup l’idée de faire dialoguer les fantômes de ces deux auteurs par le biais du théâtre, là où s’est originée l’histoire. À Bombay, la pièce se jouera dans deux lieux, le Prithvi, un petit théâtre élisabéthain qui est une sorte d’institution, et le NCPA, qui se trouve à l’autre extrémité de la métropole. Et puis nous irons à Delhi, où nous sommes accueillis dans la résidence de l’ambassade de France. Là-bas, nous créerons un spectacle itinérant qui passera de pièce en pièce, dans une construction proche de celle du film — texte, théâtre, cinéma. Mais, dans India Song, Marguerite Duras avait choisi de dissocier les voix du récit des lèvres des acteurs. Dans Gates to India Song, les acteurs indiens prendront possession du corps, de la voix, de l’esprit de l’écriture et des caractères de ces personnages qui voyagent de livres en livres, de continents en continents pour une destination ultime. »