Le point de vue esthétique à l’époque de L’Illusion Comique · Claude Chestier · L'ILLUSION COMIQUE

Le point de vue esthétique à l’époque de L’Illusion Comique · Claude Chestier · L'ILLUSION COMIQUE
Scénographie à l'époque de CORNEILLE
Propos
Claude Chestier
1995
CDDB-Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés

Le point de vue esthétique à l’époque de L’illusion comique · Claude Chestier, scénographe

Illusion

Le mot "illusion" a pris de nos jours un sens essentiellement visuel et s'est chargé, entre autres, au fil des siècles, des effets catoptriques des lanternes magiques de Kircher (fin XVIIème), de ceux, spectraux, des fantasmagories de Robertson (fin XVIIIème, début XIXème), des envoûtements panoramiques des dioramas de Daguerre (XIX), des mouvements anachroniques des photogrammes de Méliès (XX), anachronismes renchéris, de nos jours par les utopies que créent nos images électroniques.

Le théâtre pour le théâtre

Pour y voir clair, il nous faut effacer tout cela du fond de caverne qu'est notre mémoire et revenir au sens du mot "illusion": moquerie, fausse apparence, de "illusio": ironie, de "ludere": se moquer, de "ludus": le jeu.
Soit le jeu du théâtre qui ici se moque, non pas du vieux Pridamant, ce père éploré, mais d'une autre paternité, pour CORNEILLE : le théâtre qui le précède, dont le théâtre de rue encore mêlé aux bonimenteurs et aux magiciens.
Facétie, Alcandre, le "magicien" de la pièce prend le contre-pied de la figure qu'il est censé représenter :

Je veux vous faire voir sa fortune éclatante,
Les novices de l'art, avec tous leurs encens,
Et leurs mots inconnus, qu'ils feignent tout-puissants,
Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies,
Apportent au métier des longueurs infinies,
Qui ne sont, après tout, qu'un mystère pipeur
Pour se faire valoir et pour vous faire peur.

Alcandre, toujours, évoquant le passé de Clindor à Pridamant, le dit associé aux diseurs de bonne aventure, aux vendeurs de brevets à chasser la fièvre et la migraine, aux montreurs de singes, aux chanteurs de la Samaritaine.

Cette description évoque la population qui fréquentait le Pont-Neuf, inauguré en 1604, construction dûe à l'architecte Androuet du Cerceau. Premier lieu parisien "ouvert", ce pont innove car il ne comporte pas, comme cela était la coutume, d'habitations sur ses flancs. En l'empruntant, on voit donc la Seine et ceci d'autant mieux que la structure propose pour la première fois à Paris un trottoir, soit une circulation piétonne dissociée de celle des véhicules. Ce nouvel agencement permet que s'installent : marchands, bateleurs et théâtre à tréteaux. Tabarin s'y installera dès 1620. C'est à cette famille de théâtre, représentant des figures grotesques, que se superpose celle de Matamore. CORNEILLE a croisé ce personnage dans un recueil bilingue de Rodomontades espagnoles publié à Rouen, mais celui-ci répond aussi aux outrances des personnages de la comedia dell’arte et on se moque de lui dans L'Illusion.

Revendiquant le théâtre pour le théâtre CORNEILLE n'a de cesse de le démêler de la magie et donc de l'imagerie.

Ainsi, son autre souci semble être de se débarrasser du théâtre à machines et à perspectives, dit "italien" : dés la première scène, Dorante, évoquant les pouvoirs d'Alcandre, prévient Pridamant de ce qu'il ne verra :

Je ne vous dirai point qu'il commande au tonnerre,
Qu'il fait enfler les mers, qu'il fait trembler la terre ;
Que de l'air, qu'il mutine en mille tourbillons,
Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
Que de ses mots savants les forces inconnues
Transportent les rochers, font descendre les nues,
Et briller dans la nuit l'éclat de deux soleils ;
Vous n'avez pas besoin de miracles pareils.

Effectivement, ce dont Pridamant à besoin c'est de voir la réalité de son fils dont il est séparé depuis dix ans, c'est qu'on lui présente la vie. L'innovation du théâtre de CORNEILLE, c'est, même si pour cela on emprunte une fiction, de parler des choses qui nous touchent dans notre réalité, de nos rapports humains, ici : des rapports d'un fils et d'un père.

Dans le cinquième acte, Marc Fumaroli, discerne une "copie" du théâtre "mélo-dramatique à fin heureuse" d'Alexandre Hardy. Celui-ci est l'écrivain prolixe de la troupe Valleran-Lecomte qui a beaucoup joué en province. CORNEILLE se servirait ici d'une ultime forme théâtrale, connue même dans les régions les plus reculées, pour convaincre Pridamant. En effet, il a pu voir un semblable théâtre dans son Rennes natal, tout comme CORNEILLE a rencontré le théâtre à Rouen en voyant la troupe itinérante de Montdory.

Se jouant des formes de théâtre le précédant : CORNEILLE invente un nouveau théâtre. Le faux-semblant de L'Illusion ne réside qu'en cela.

Baroque ?

On a voulu regarder comme "baroque" la complexité de la structure de L'Illusion, que CORNEILLE qualifiait lui-même, en 1660, "d'étrange monstre".

La pièce, bien que proposant une unité de lieu : la grotte d'Alcandre, sise en Touraine, évoque des situations, en présence d'Alcandre et de Pridamant, qui leur supposent une ubiquité "temporelle", pour les second, troisième et quatrième actes - le passé de Clindor à Bordeaux -, "spatiale" pour le cinquième acte - Clindor comédien en représentation avec sa troupe à Paris -.

Temps et espace sont ici assujettis au caprice du poète, comme convulsés.

Relier cette convulsion et ce caprice à l'art baroque, fait ici contresens. Ce terme générique est d'invention moderne, et si l'on admet son concept et sa pertinence, l'essor qu'il a pu connaître en France est nettement postérieur à l'époque où CORNEILLE écrit (1636) et tempéré par l'avènement de ce que l'on nommera plus tard "l'art classique".

A l'opposé du style dit baroque qui privilégie certains points de vue sur un monde "ramassé" par des échappées et des raccourcis ; la structure de L'Illusion, nous permet de saisir la situation des protagonistes dans une globalité si vaste que le passé peut même y venir éclairer le présent et que de Touraine on peut voir ce qui se passe à Paris : dans un ensemble, donc d'un point de vue "classique".

Là réside l'innovation du théâtre de CORNEILLE : la capacité du lieu théâtral à se revendiquer pour lui-même, à échapper à la lourdeur de la vraisemblance, à pouvoir, dans sa neutralité accueillir les dimensions nécessaires à son discours : un espace-temps abstrait libéré, paradoxalement, de par sa soumission à la convention des trois unités.

Trois unités

Les philologues peuvent, dans l'avènement de la rationalité classique et corollairement dans l'avènement pour le théâtre de la "règle des trois unités", entendre un écho à la rupture épistémologique qui s'effectue à cette époque : le passage du monde clos à l'univers infini, pour reprendre l'expression pertinente d'Alexandre Koyré.

Le deuil du géocentrisme, initiée par Copernic, l'infini visionnaire inventé par Giordano Bruno, la géométrisation de l'espace promue par Galilée, les principes d'une cosmologie mathématique formulés par Descartes, font certes basculer le monde de ce début du XVIIème siècle, de la cosmogonie à la cosmologie, de la sapience à la science.

Mais nous ne saurions, ici, débattre de la diffusion possible de ces idées ou de leur intuition dans l'esprit artistique de l'époque.

D'un point de vue "plastique" : que peut-on comprendre de cette invention de "boîte claire" que représente l'espace du théâtre "dit" classique ?

Lieux

N'avancez pas : son art au pied d'un rocher
A mis de quoi punir qui s'en ose approcher ;
En cette large bouche est un mur invisible,
Où l'air en sa faveur devient inaccessible,
Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
Sur un peu de poussière étalent mille morts.

Un lecteur d'aujourd'hui croit comprendre immédiatement dans cette description faite au tout début de L'Illusion par Dorante, que le rocher est un théâtre construit en pierre de taille ; la large bouche aux funestes bords : le cadre de scène définissant le fameux quatrième mur, donc invisible : soit un vrai théâtre comme il nous est plus ou moins commun d'en fréquenter.

Cette évidence architectonique est loin d'être si commune au début du XVIIème siècle. L'entrée du théâtre en architecture, en France, est tout juste contemporaine des premières pièces de CORNEILLE.

Les troupes, traditionnellement itinérantes affluent vers Paris au début du siècle. Elles ne trouvent d'autres lieux pour les accueillir, outre l'espace du Pont-Neuf, déjà abordé, que les salles "polyvalentes" de jeu de paume de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais. Cette dernière ne sera définitivement aménagée en théâtre que lorsque Montdory et sa troupe - qui jouent CORNEILLE depuis 1629 (Mélite, La Galerie du Palais) - s'y installeront en 1634, l'inaugurant avec La Place Royale du même CORNEILLE. La salle de l’Hôtel de Bourgogne, que l'élite ne fréquente pas, n'est aménagée en théâtre qu'en 1647.

À cette époque rois et princes organisaient des spectacles dans la salle du Petit Bourbon, une des premières oeuvres qui s'y jouèrent, marqua les esprits, puisqu'elle préfigurait l'opéra : Le Ballet Comique de la Reine. Joué en 1581, ce spectacle conçu par un metteur en scène italien, Balthazar de Beaujoyeulx, mêlait déclamation, chant et danse dans un décor à plusieurs lieux. S'initie ici, la mode pour la scénographie à l'italienne.

Le goût des puissants pour le théâtre va favoriser son avènement mais aussi son immobilier.

De la scène à l'italienne à la scène classique

La première construction, érigée à seul but d'y faire du théâtre est dûe à Richelieu, c'est le Palais Cardinal qui deviendra, dès 1643, le Palais Royal, dont la petite salle est inaugurée en 1635. La grande salle, scénographiquement conçue pour les machineries à l'italienne, ne le sera qu'en 1641 pour Mirame, spectacle à mille effets, "dicté", dit-on, à Desmaret par Richelieu lui-même.

CORNEILLE sera associé vers 1650, au sieur Torelli, italien grand organisateur de fête et de théâtre à machines, pour un Andromède resté célèbre et qui reprenait la plupart des machineries d'un Orphée : opéra italien commandé par Mazarin et qui avaient coûté fort cher. Le poète avouera que dans cette entreprise, son principal but "avait été de satisfaire la vue par l'éclat et la diversité du spectacle et non pas de toucher l'esprit par la force du raisonnement ou le coeur par la délicatesse des passions... Cette pièce n'est que pour les yeux". Cette déclaration montre ce vers quoi s'inclinera l'art du poète, bien qu'il récidive en 1660 avec la Toison d'or pièce à machineries d'un luxe jamais encore vu en France et conçues par le Marquis de Sourdéac.

La scénographie dite "à l'italienne"n'accompagnera pas durablement le théâtre de CORNEILLE, ni celui des auteurs dits, plus tard, "classiques" et perpétuera son expression, comme nous l'avons vu initialement liée au Ballet Comique de la Reine, dans le cadre de l'opéra naissant.

Bien que conçu pour les effets italiens, pour la première fois en France, le théâtre a son édifice.

Boîte claire

Lieu clos et défini, le théâtre construit présente une "boîte claire" qui dissocie l'espace de jeu de la multiplicité des lieux qui l'accueillaient : la rue ou les salles à tout faire, et le libère de la précarité de l'itinérance.

À contre-courant du dispositif à l'italienne qui fait loi, CORNEILLE de par son écriture et se référant à la règle des trois unités, va libérer le plateau, "enfin séparé du monde", de l'asphyxie des machineries aériennes et souterraines, rompre l'atrophie spatiale que génère les fonds en perspective albertienne, débarrasser les deux côtés du théâtre, des décors simultanés, sortes de mansions soudées : derniers avatars des dispositifs du Moyen-Age.

Palais à volonté

Ce nouveau théâtre confirme le dispositif dit de "palais à volonté", initié par le scénographe Mahelot : construction "passe-partout" entourant une place, la vraie surface du plateau, où tout peut se voir et s'entendre du publique et de l'intime.

Tout ce passe comme si, une fois entré en architecture le théâtre n'avait plus besoin de "décor" et le dispositif se renverse à nos yeux : ce que nous croyions fait pour montrer : un château, un rocher, un jardin ; n'était là que pour cacher, isoler de la salle trop grande ou de la vie grouillante de la rue. Les mansions moyenâgeuses masquaient effectivement les maisons et la réalité de la rue.

Pour CORNEILLE, la force du théâtre c'est la force des caractères, leur autorité et leur autonomie portées par leur langage. Ces personnages ne sont plus dépendants d'un environnement, de l'illusion d'un décor. Repoussé aux alentours : celui-ci laisse donc la place à ceux-là.

De la place donc !

Le théâtre devient un phénomène urbain et la bourgeoisie qui fait cette urbanité y trouve le lieu de son expression.

L'affinité entre une nouvelle architecture et une nouvelle façon de voir le théâtre se repère en un autre phénomène.

Les critiques de l'époque ont beaucoup moqué CORNEILLE pour le titre de ces deux précédentes pièces : La Galerie du Palais et La Place Royale. On pensait qu'il perpétuerait ce genre de titre en exploitant tous les nouveaux lieux de Paris.

Bourgeois, CORNEILLE ne peut qu'être sensible à l'architecture qui fait les villes, et qui affirme et organise cette bourgeoisie. Sa sensibilité à un ordre classique en architecture a pu être affinée par sept ans d'études au collège jésuite de Maulevrier dont l'architecture "moderne" tranche dans un Rouen gothique. Ceci explique-t-il qu'il vole ce titre à succès de La Place Royale à un confrère ?

Aboutissement de la Renaissance architecturale en Europe, la Place Royale, actuelle Place de Vosges à Paris, est inaugurée en 1604. Son impact va permettre, en France, un passage plus direct de l'architecture, de l'art renaissant à l'art classique, en ignorant ou presque, comme nous l'avons vu plus haut, l'art baroque.

Cette place est dûe à l'architecte Androuet du Cerceau qui a déjà innové, nous l'avons vu, avec la création du Pont-Neuf, et est une véritable révolution pour la vie urbaine. C'est en effet la première véritable "place" dans une ville au réseau inextricable, de ruelles, d'habitations et de jardins privés. Premier lieu public, "boîte claire initiale" conquise sur ce "Marais-cage" qu'est à l'époque la rive droite de la Seine.

La place carrée, sablée et vide à l'origine, entourée sur ses quatre côtés de bâtiments identiques, comme des miroirs, comprenant à leur seuil une galerie déambulatoire permettant d'en faire le tour dans l'ombre et à l'abri des regards, est comme une page blanche où vont pouvoir s'écrire les passions de la jeunesse dorée qui la fréquente : le sujet de l'oeuvre de CORNEILLE.

La configuration de la Place Royale est homologue à celle du plateau du théâtre construit.

La scénographie dite de "palais à volonté" qu'y impose le théâtre classique s'exprime ainsi : le centre, public et libre, où l'on se montre et où l'on parle ; la galerie, telle les "coulisses", lieu de l'intimité où l'on entre ou dont on sort comme de chez soi.

Une autre vision du monde

Cette confusion du publique et de l'intime en un même lieu, que l'on a pu reprocher à CORNEILLE, comme spatialement irréaliste, renvoie à une nouveauté graphique en Occident : la perspective cavalière. On la qualifie aussi de "perspective parallèle" ou de "vue à vol d'oiseau", elle est appelée de nos jours : axonométrie.

Initié par l'architecte Androuet du Cerceau pour la construction de la Place Royale, ce mode d'écriture mêle l’iconographie (le plan), l'orthographie (l'élévation) et la scénographie (dessin des ombres et des lumières). Elle est le véritable outil qui singularise les paysagistes et les architectes dits "classiques".

La perspective centrale avec son point de vue unique et ses deux seules dimensions "bloque" le regard du sujet en deçà du cadre de la "veduta" et le dissocie des objets à observer. La troisième dimension de la perspective cavalière, qui positionne l'oeil du spectateur "au-dessus" des objets peuplant l'espace, invente simultanément ce même espace tel une étendue où le sujet peut se déplacer et raisonner dans l'exacte proportion des objets et la finesse de leurs détails. Géométrisant le monde, l'époque innove, en deux lieux, simultanément : la science invente l'espace cosmologique et l'architecture l'espace mondain.

L'infini et le fini

Pour l'architecture cette capacité à tout voir, répond à un souci économique : outre l'esthétique du bâtiment ou du jardin que l'on peut évaluer, on peut dans cette écriture en dénombrer les éléments et donc le coût.

Bourgeoise, rationnelle et donc classique, cette image révélant l'organisation du monde permet d'y établir des stratégies. Elle sert à la même époque d'outil de guerre sous le nom de : "perspective militaire".

L'oeil débarrassé de ce qui lui faisait face, cette incroyable duperie que "représente" la perspective albertienne, voit le monde dans sa globalité, le montré et le caché : le publique et l'intime. Riche de cette capacité il peut révéler l'organisation de ce monde et y projeter des mises en scène.

Ce même abandon du point de vue unique apparaît dans l'oeuvre de CORNEILLE et est à son paroxysme dans L'Illusion.

Le dramaturge et le scénographe peuvent envisager le plateau de théâtre comme une surface sur laquelle on peut juxtaposer des signes pour écrire le monde, le convoquer dans sa proximité ou son étendue, son passé ou sa contemporanéité, le fragmenter à l'infini : on s'y est libéré de la représentation et l'on peut y affirmer sa présence.

Le poète CORNEILLE a renouvelé le théâtre en imaginant des caractères humains vrais et puissants devant qui le "décor" s'efface.