Taktik Hebdo · 25 juin 1997 · COMMENT CELA SE FAIT-IL?

Taktik Hebdo · 25 juin 1997 · COMMENT CELA SE FAIT-IL?
L'Académie Expérimentale des Théâtres travaille à tisser des liens entre des générations des créateurs de sensibilité et de générations différentes.
Presse régionale
Critique
F. Kahn
25 Juin 1997
Taktik Hebdo
Langue: Français
Tous droits réservés

Taktik Hebdo

25 juin 1997 · F. Kahn

Qui pourrait dire qu'un jeu ne s'apprend pas?

L'Académie Expérimentale des Théâtres est une structure parisenne qui évolue à la marge des circuits médiatiques du théâtre. Souterrainement, elle travaille à tisser des liens entre des générations de créateurs de sensibilités et de générations différentes. Pour provoquer cette circulation du savoir, elle fédère des énergies, provoque des rencontres et emmagasine de la mémoire.

L'auteur et metteur en scène Hubert Colas qui vit et travaille à Marseille (il est actuellement en résidence au Théâtre du Merlan) participe régulièrement aux actions que mène l'Académie expérimentale des théâtres autour de cette question essentielle de la transmission des connaissances.

L'Académie, avec un projet intitulé "Théâtre de la langue la langue des théâtres", a décidé cette fois-ci d'investir concrètement les territoires physiques de l'expression théâtrale. C'est ainsi que Marseille (ville éminemment et "politiquement" théâtrale) sera traversée cette semaine par un processus évolutif qui s'est construit sur plusieurs mois, sur un principe de compagnonnage entre six metteurs en scène désignés comme directeurs de recherche (ÉRIC VIGNER, Antoine Caubet, Moïse Touré, François Cervantès, Hubert Colas et Stanislas Nordey) et douze jeunes compagnies (dont la compagnie du Volcan de Pierre Laneyrie, Amertiticaca d'Eva Doumbia et le Théâtre du Regard de Geneviève Hurtevent). Cette série de rencontres, bien que n'étant pas ouverte au public, le concerne directement, puisqu'elle remonte à la source même de l'acte théâtral.

Le théâtre n'échappe pas loin s'en faut à la crise de la transmission que traverse notre société. Il est indéniable que nous sommes dans une phase de mutation. Et dans toute époque charnière "les passeurs" sont indispensables. Or paradoxalement, les enseignements des anciens nous apparaissent à tort complètement inefficient pour répondre à nos interrogations et à nos doutes.
Un malentendu persistant qui s'est instauré avec l'idée de la modernité a conduit à une fuite en avant éperdue. Cette quête de la nouveauté à tout prix a sans doute participé et accéléré un processus mortifère pour l'art qui consiste à vouloir faire systématiquement table rase du passé. De plus, l'avènement de la société de consommation, l'atomisation de l'individu, l'individualisme forcené, ont largement participé à rendre les artistes orphelins de tout héritage, de toute filiation. Les voici livrés à eux-mêmes, se croyant libres mais esseulés, enfermés par leurs aînés dans un système sclérosant de productivité. Cette rupture du lien a, au delà du simple domaine artistique, des conséquences considérables sur toute la vie publique. Luc Ferry l'identifie comme "un défaut de la politique de la filia au sens grec du terme qui est se réjouir de la présence de quelqu'un".

Pour renouer avec une certaine idée du gai savoir, il semble indispensable de passer, au moins partiellement, par des circuits moins rigides, plus informels, dans un rapport au temps autrement plus souple, pour que l'échange, la rencontre, soient débarrassées de tout souci de résultat.

"Il est temps d'affirmer encore une fois que l'exercice désintéressé est le seul travail utile", déclarait Antoine Vitez qui consacra une part importante de sa vie à l'enseignement du théâtre.

Les témoins du laboratoire

Fidèle à ce principe, l'Académie expérimentale des théâtres, dirigée par Michèle Kokosowski et Georges Banu, fait partie de ces rares structures qui se sont donné comme mission de mettre en contact des artistes sans une finalité prédéfinie et de proposer à des créateurs contemporains des pistes de filiations avec les grands maîtres (Müller, Grotowski, Kantor, VassilieV, Vitez...). Cela afin de mieux approfondir le rapport à l'oeuvre, à tout ce qui la constitue et la fait résonner.

Cette démarche qui relève du travail de la mémoire s'attache à laisser systématiquement des traces écrites ou visuelles. L'Académie a ainsi initié un processus de compagnonnage qui passe par six villes de France et par six metteurs en scène qui placent la langue théâtrale contemporaine au coeur de leur préocupation.

"Théâtre de la langue la langue des théâtres" permet à des metteurs en scène confirmés de se retrouver en situation de passeurs vis-à-vis de jeunes compagnies. Ensemble ils cherchent comment tracer un parcours dans l'espace physique de lieux à partir des matériaux textuels et vivants ou/et de rencontres informelles avec d'autres "pédagogues" de l'art (Anatoli Vassiliev, Jean-Marie Straub, Henri Messonic...) qui à leur tour viennent enrichir par leur témoignage ce processus en mouvement. Après Lorient et ÉRIC VIGNER, Forbach et Antoine Caubé, Grenoble et Moïse Touré, Limoges et François Cervantes et avant Paris et Stanislas Nordey, voici au tour de Marseille et d'Hubert Colas de proposer un parcours dans les ménandres des univers sensibles qui alimentent son travail. HUBERT COLAS associé à PIERRE LANEYRIE et à une troupe qu'il a choisi à Metz, la compagnie Balazs Gera, investira avec eux quelques lieux emblématiques de la circulation de la parole théâtrale et poétique : le Théâtre du Merlan, le Théâtre des Bernardines, la Friche, La Belle de Mai, le CIPM et le Festival des Iles.

Si la notion de partage est au coeur du dispositif, elle ne s'inscrit nullement dans un rapport à la représentation, ou au produit fini. Il s'agit de pistes de travail proposées en l'état, sans souci d'efficacité. Le public n'est donc pas convié à ces rencontres qui ont besoin d'être dégagées de toute pression spectaculaire.

Ce processus n'a donc pas d'intérêt en soi pour le public. Mais ce qu'il génère devrait ensuite nourrir les formes qui seront proposées aux spectateurs.