Les ancolies de Marguerite Duras · Pierre blanche / bile noire · Éric Vigner · Sophie Khan · VILLA EUROPA

Les ancolies de Marguerite Duras · Pierre blanche / bile noire · Éric Vigner · Sophie Khan · VILLA EUROPA
Les Ancolies de Marguerite Duras - Pierre blanche - Bile noire
Commentaire & étude
Éric Vigner, Sophie Khan
2010
Terres d’encre - Villa Europa N°1 - 2010
Presses Universitaires de la Sarre
Langue: Français
Tous droits réservés

Éric Vigner et Sophie Khan · 2010 · Villa Europa N°1 (sous la direction de Valérie Deshoulières)

De quelle couleur est la mélancolie pour MARGUERITE DURAS et comment la montrer à la scène ? En blanc, couleur du deuil en Orient ? Ou bien en noir ? Les fleurs ont un langage : aux côtés du myosotis et de la rose enlacés, dans les chansons de Mouloudji, pour le meilleur et pour le pire, est l'ancolie dont les pétales versent des larmes de métal fondu. Et les femmes leurs fleurs : Ophélie, rejoignant au fil d'une eau stymphalisée, les héroïnes durassiennes, incapables de se projeter dans l'avenir, incapables de vivre au présent tant le passé les hante, les obligeant à s'évanouir, à oublier, ne tenait point, serré contre son sein, un bouquet de glaïeuls, de pivoines ou de roses. Mais ces fleurs semblables au mercure, sur lequel, chantante et amoureuse, elle flotte.

Peupliers charmants de la Nièvre, je vous donne à l'oubli ... :
voilà, sans doute, l'une des phrases les plus mélancoliques de MARGUERITE. La mélancolie y côtoie la douleur. Nous dirons plutôt que le texte durassien a été taillé dans la "Douleur" et qu'il est doublé d'une étoffe, à peine plus légère, nommée "Mélancolie". Sa face active ? On sait combien, depuis Charles d'Orléans, la plume du poète, trempée dans l'encre du "puits profond" de la tristesse, peut être féconde. Du spleen Baudelaire ne fera-t-il pas l'essence, noire, de ses poèmes ? Un réseau de paradoxes ne manque pas de s'épanouir, dès lors que la mélancolie est mise en scène. En littérature comme au théâtre. Du texte au plateau. Tout y est à la fois empêché et possible. Silencieux et fécond. Endeuillé et désirant. Une notion négative comme l'est, pour DURAS, la théologie. Dieu, dans LA PLUIE D'ÉTÉ, ne brille que par son absence :

- On le sait pas que Dieu n'existe pas
- Non, on le sait pas, on le dit seulement
- À quel point il n'existe pas
- Tu as dit : Dieu il existerait comme si lu avais dit Dieu il existe
- Non

Dans ce texte testamentaire publié en 1990 (DURAS est sortie miraculeusement d'un coma de plusieurs mois pour l'achever), un frère, Ernesto, et une soeur, Jeanne, tentent de dialoguer le plus paisiblement du monde après leur lecture croisée d'un livre "en fuite", abritant des réminiscences des versets de l'Ecclésiaste, et leur expérience d'un amour "en marge", absolu à la manière d'un incendie, l'inceste. Les paroles se font lourdes, puis rentrent sous terre. Ces enfants-là, hors normes, ont tout compris de la vie. Enfants d'immigrés — le père est italien et la mère russe ou polonaise —, d'une sensibilité à fleur de peau cendrée, ils savent d'intuition que la connaissance, depuis la Shoah, a changé de visage. Comment, après l'extermination d'un peuple — "gazé, brûlé" — se rendre, la bouche en coeur, à l'école, où selon l'idiosyncrasique formule d'Ernesto, on (nous) apprend des choses que l'on ne sait pas ? Si, comme le reconnaît l'instituteur face à Ernesto venu lui annoncer qu'il a pris la décision de "quitter l'école", où il a pris conscience de "l'inexistence de Dieu", "le monde est loupé", c'est que l'Apocalypse a déjà eu lieu, que le pire est arrivé.

Socrate avait déjà pourtant attiré notre attention, dans les dialogues de Platon, sur la différence fondamentale entre sagesse et érudition. La Seconde Guerre mondiale enfoncera évidemment le clou très profondément dans la chair. Jeanne, la brave, la douce, essaie tout ce qui est en son pouvoir pour arracher son frère à la solitude mélancolique, dans laquelle il s'est enfermé, après avoir saisi le sens de ce message : Hevel havalim, un mot hébreu, redoublé, dont la traduction française nous est parfaitement connue : "Vanité des vanités".

Tout est hevel
voilà tout est vain
et poursuite du vent
Rien ne reste sous le soleil

Le livre de l'Ecclésiaste diffuse sa mélancolie dans le sang d'Emesto, qui semble l'avoir lu par simple imposition des mains sur la couverture, et la clame dans le désert de Vitry, où croissent, comme mauvaises herbes, les brothers and sisters, héros en creux de LA PLUIE D'ÉTÉ. Il trace sa voie, négative, dans le coeur des amants sacrilèges, bien au-delà des bienséances sociales. La mélancolie, chez DURAS, conduit tout droit à la transgression. Et condamner celle-ci comme celle-là au nom de la morale n'a guère de sens.

Il y a les choses connues : le retour du déporté ROBERT ANTELME, son compagnon, retrouvé mourant, à Dachau, parmi les cadavres, par François Mitterrand, mandaté par le Général de Gaulle ; ramené à Paris et qui, avant de témoigner de son calvaire et de celui de millions d'autres dans L'Espèce humaine, nous légua cette phrase terrible : "Quand on me parlera de charité humaine, je répondrai 'Auschwitz' !". Et des choses plus obscures : le "livre brûlé" découvert par Ernesto dans cette cave de Vitry, sous des gravats, sort tout droit de "l'Armoire mystique" de Rabi Nahman de Braslav, appelé aussi le "Voyant" de Lublin. À l'est de la Pologne, sur le chemin de l'Ukraine, où, probablement, la mère d'Ernesto a grandi, est une ville, où la Kabbale a son musée et son héros. La bibliothèque de ce mystique juif était composée de trois étagères. Sur la plus basse étaient rangés les livres de caractère exotérique. Publiés pour la plupart. Il s'agissait de contes, de recueils, de spéculations sur les noms de Dieu, la sainteté, le vide et les lettres. Sur la deuxième étagère s'alignaient les livres de caractère ésotérique ; ils composaient l'ensemble du Livre brûlé, dont certains feuillets, récités par ses disciples, ont circulé dans maintes villes d'Ukraine. Ce livre fut écrit et pensé pour être brûlé, afin que le secret s'accomplît en acte. L'étagère était vide, évidemment. Il en était une troisième, où trônaient les livres dits "totalement ésotériques". Ils formaient ce qu'on appelle le Livre caché. Le secret des secrets. Nistar denistar en réponse directe à hevel hevelim ?

Ce qu'il faudrait dessiner, c'est le delta européen du fleuve Mélancolie tel qu'il traverse l'oeuvre durassienne. Certes, il y eut au commencement les eaux boueuses du Mékong, la tristesse amoureuse arrimée à la "pierre blanche" de SAVANNAH BAY. Imaginer ici deux femmes : l'une très âgée, à la mémoire défaillante, au chagrin refoulé ; l'autre qui pourrait être sa petite fille, désireuse de lui rendre le souvenir avec la douleur de son passé. Entre les deux, une jeune femme en maillot noir, qui nagea courageusement, avant de se noyer. Par amour. Volontairement. Une affaire de famille, donc. D'identité à préciser. Toujours la même histoire :

Madeleine. - C'était l'été au bord de la mer Jeune femme.
Jeune femme. - Tu n'es plus sûre de rien. Madeleine.
Madeleine. - Je ne suis sûre que de presque rien.
(Temps). La pierre blanche, j'en suis sûre.
(...)
- Un amour
- Un amour comment ?
- Un amour de tous les instants sans passé sans avenir
- Fixe
- Un crime

Mais il y eut aussi la terre d'Europe. Et sa "bile noire". De l'actuelle Europe : la France, l'Allemagne et la Pologne, autant dire nulle part..., Les colères rentrées d'Ernesto, l'enfant "à côté de tout", font écho à celles de ROBERT ANTELME, l'homme "au-delà de tout". Un an et quatre mois après son retour à Paris et à la vie, "ce qui reste de l'homme Antelme", se tait, hagard, sur une plage d'Italie, tandis que des enfants jouent. DURAS entend bruire toutes les horreurs de la guerre dans ce silence d'hébété. La mélancolie, pense-t-elle alors, est indissociable de ce témoignage paradoxal, dont l'essentiel est à entendre, comme l'a remarquablement mis en évidence le philosophe Giorgio Agamben, dans les zones les plus obscures de la parole : du bégaiement au mutisme. Le Muselmann (Musulman) tel est le nom, à Auschwitz, du déporté en fin de vie, qui n'a plus la volonté ni de survivre, ni de se tuer. De cet homme, si c'est un homme..., qui n'ose plus bouger, qui ne sait plus parler, comme s'il avait croisé le regard de la Gorgone, cette chose horrible qu'on ne peut voir et qu'on ne peut s'empêcher de regarder. À Dachau, le même cadavre    ambulant    était    nommé    Kretiner (Crétin). Il entre de cette stupeur dans les retraits d'Ernesto, mais il a la chance d'avoir Jeanne pour soeur. Face à l'abîme seul l'amour, qui est un abîme, peut rivaliser. Jeanne est à la fois l'amie la plus "parfaite" et l'incendiaire la plus "douée". À l'instar de la mélancolie qu'on sait, depuis le Problème XXX du Pseudo-Aristote, simultanément pathologique et créatrice, elle est ambivalente__ Toutes ces petites phrases, devenues presque populaires, qui nous rappellent que l'art pousse le plus souvent ses racines dans ce terreau fuligineux : "l'envie d'écrire ne va pas sans une fêlure" (Sartre), "la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil" (Char), etc.

Toute l'oeuvre de DURAS témoigne de cette consubstantialité entre l'encre et la bile noire, bien que le mot "mélancolie" soit absent de son vocabulaire. Les substituts ne manquent pas pourtant : le "rien", le "jamais", la "douleur" et, bien sûr, l'"amour", son plus juste synonyme. La mélancolie, c'est une évidence, coule dans l'oeuvre de DURAS comme l'eau sur la peau d'Ophélie. Les sept branches en delta de la rivière Uta, la Nièvre, le Mékong, la mer. Il faut songer ici à cette toile de Pierre Soulages, noire naturellement, que ses stries et ses strates font luire comme de l'argent tranquille. On entend clapoter de petites vagues... Cette bile noire qui engendre chez les héroïnes durassiennes l'envie de mourir. En nageant. Puis, en s'abandonnant à la nage. Le féminin ? Dans le monde comme il va, certainement non. Il serait vain, dans ce monde-là, de le penser en termes opposés.

Mais chez DURAS, c'est une autre histoire. La mélancolie est l'apanage, la marque, le signe du féminin. Pensons ici à Lol Valérie Stein, la somnambule de Trouville. La blessée d'amour déambulant sous un ciel toujours chargé. La Normandie et ses semelles de plomb : la boue de la séparation, la dépression. La pierre blanche aussi, commune à LoI et à cette jeune femme, déjà esquissée, en maillot noir. Pierre d'achoppement et clé de voûte. Le Grand Architecte selon DURAS, Dieu si l'on veut, ressemble au monolithe de 2001, l'odyssée de l'espace. C'est le maximum de divin qu'elle puisse envisager après La Douleur, ce journal poignant qu'elle dut tenir pour supporter le retour à Paris de son mari. Une ombre. Un fantôme. Ayant tout à réapprendre pour survivre : à mâcher, à digérer, à marcher. Sans parler des gestes vers l'autre : parler, aimer. Ce témoignage terrible ne sera publié que plusieurs décennies plus tard. L'irreprésentable est inoubliable. Comment raconter ça, l'inhumain, l'enfer ? Le laisser essaimer. Le montrer partiellement, allusivement, doucement si possible. La mélancolie de DURAS tient à cette mémoire-là. C'est la couleur d'une aporie : comment se souvenir et continuer à vivre ? Et d'une nécessité : on ne peut redonner vie à la parole que par la parole.

Le Docteur Henri Ey assure qu'il y a chez le mélancolique "un mouvement rétroactif du déroulement du temps : le patient reste soudé au passé, se détourne du présent et de l'avenir". Cette incapacité à vivre le présent conduit le sujet à "s'enraciner dans l'histoire déjà vécue". Comprenons en l'occurrence que le passé ne passe pas, ne se dépasse pas, ne passe jamais, n'est jamais passé. Selon le psychiatre, la structure temporelle de la mélancolie lie irrémédiablement le sujet au premier objet aimé de manière sincère et dont il ne cesse de contempler la disparition, une fois cet objet perdu. Comme si son désir ne pouvait plus jamais s'appliquer qu'à l'impossibilité de désirer. La mélancolie pourrait se définir ici comme la passion du vide et l'exaltation de la mort. Un état lié à un choc, à un traumatisme initial. LoI, tapie dans les hautes herbes, en train d'épier les gestes amoureux de son amant vers une autre femme qu'elle, Lol errant dans les rues de la ville au crépuscule voit quelque chose que les autres ne voient pas. Lol et DURAS, sous ses semelles, voient l'Invisible. Et représentent l'Irreprésentable. De l'Amour. Comme Ernesto nous fait voir, en même temps que cela, l'Irreprésentable de l'Histoire. Aimer, quelle belle affaire ! Quelle sale affaire, en vérité !

Et dans la mise en scène de DURAS, qu'est-ce donc que la mélancolie ? Non point un sentiment distillé par le jeu des acteurs : l'interprétation. Mais un processus. La temporalité du spectacle, fixée par le metteur en scène. Les repères habituels, comme l'heure affichée au cadran de l'horloge, abolis. Le temps allongé, le temps raccourci avec la liberté revendiquée par l'Annoncier du Soulier de Satin de Paul Claudel. Une fatalité inscrite dans un temps infini ? Un non-temps, comme Antelme revenu en non-homme à Paris. Le temps qui s'étire de la petite chanson qu'il fredonnait au retour des camps : À la claire fontaine... Le metteur en scène doit rendre cet infini. Faire entrevoir au spectateur ce que c'est que l'infini. Sa plus belle récompense ? Que ce dernier sorte de la représentation en disant, j'ai perdu la notion du temps... La mélancolie et l'infini sont liés dans le dos d'Icare. Et le théâtre qui parvient à montrer ce lien relève du sublime. Montrer, avec une certaine lenteur, une certaine douceur la douleur de devoir un jour finir de vivre, tel fut le projet de MARGUERITE DURAS, tel est le destin de son metteur en scène. Monter, avec une certaine lenteur, une certaine douceur au plus haut dans le ciel, quitte à se brûler les ailes aux rayons du soleil.