L'Express · 8 mai 2008 · IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS

L'Express · 8 mai 2008 · IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS
Atlanta file un bon coton
Presse nationale
Critique
Laurence Liban
08 Mai 2008
L'Express
Langue: Français
Tous droits réservés

L’Express

Semaine du 8 au 14 mai 2008 · Laurence Liban

Atlanta file un bon coton

Dans la capitale de la Géorgie, le Français Eric Vígner met actuellement en scène Dans la Solitude des Champs de Coton, de Bernard-Marie KOLTÈS, face-à-face entre un dealer et son client. L'Express a assisté aux répétitions.

Lorsqu’il parle de KOLTÈS, Isma’il ibn Conner dit "Bernard-Marie" et ses yeux s’embuent de larmes. Pourtant, il n’a pas connu l'auteur de Dans la solitude des champs de coton, pièce qu’il est en train de répéter avec le comédien Del Hamilton, au 7 Stages d’Atlanta, Etats-Unis, sous la direction du metteur en scène français Eric Vigner. Patron et fondateur du théâtre, Del Hamilton a une soixantaine d’années bien sonnées. De son côté, à 37 ans, Ismaïl avoue être un grand enfant. Beau, costaud, noir, avec des fossettes sur les joues. Irrésistible dans le costume blanc a capuche qu’il porte pour jouer le rôle du Dealer : "If you walk outside..." Violemment pulsée, la phrase ressemble à du rap ou du slam. Mais quand Del lui donne la réplique, on jurerait du Shakespeare. En français, cela donne "Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir."

Pourquoi est-il si ému, le géant Isma'il, assis sur un banc, dans le parc de l'université Morehouse, celle-là même où Martin Luther King fit ses études ? Pourquoi, lors de la lecture de la pièce organisée, il y a deux mois, par le consul de France en quête de fonds, a-t-il dû s'interrompre, la gorge nouée ? Parce que remontaient les souvenirs d'une seconde naissance, commencée en 2001, lorsque le metteur en scène Arthur Nauzyciel vint choisir la distribution de Black Battle with Dogs (Combat de nègre et de chiens): "Quand j'ai lu la pièce pour passer l'audition, je me suis dit : "KOLTÈS, c'est complètement con", rappelle Isma'il. Mais comme, à l'époque, j'avais laissé tomber mon boulot dans les assurances pour faire du théâtre, je n'avais pas le choix. Pendant des mois, Arthur et moi avons retravaillé la traduction. Ça parlait des rapports entre frères et du fait qu'on porte sa famille avec soi. Il y avait surtout ce dialogue : "J'ai dit à mon frère : j'ai froid. — C'est parce qu'il y a un nuage entre le soleil et toi." Mon esprit s'est ouvert. J'ai senti que j'étais né pour jouer ce texte."

Et c'est ainsi qu'ayant trouvé sa place dans ce pays aimé du lecteur de Conrad et de Faulkner que fut KOLTÈS, un colosse noir américain, né dans le Colorado, s'est lancé à corps perdu dans la traduction de dix de ses pièces, alors qu'il ne connaissait pas un mot de la langue de Molière. De ce travail de titan, il est ressorti rincé, défait et refait. Soudé avec l'équipe du théâtre, qui, convaincue par une première et magnifique expérience, décide alors de faire appel à de jeunes Français pour porter ces œuvres à la scène.

"Ici, tuer un Noir ne relève pas du roman"

En ce chaud dimanche d'avril, la repétition de Dans la solitude… a lieu comme un combat feutré entre deux acteurs magnifiques. Ballet d'esquives mis en musique avec un lyrisme faussement désinvolte. Là où Patrice ChÉreau avait imaginé un no man's land entre chien et loup sous un pont d'autoroute, Eric Vigner, patron du Centre dramatique de Bretagne, à Lorient, a fait peindre sur le mur du fond de scène un grand rectangle blanc aux bords hasardeux. Entre le Dealer et le Client, pas de face-à-face, mais une danse. Danse de mort, noeud coulant d'une valse à trois temps. Nul besoin de dessin. À Atlanta, cité noire à 70 %, dont la maire est une Noire, cité où le Ku Klux Klan a ses habitudes, que le 7 Stages connaît bien pour en avoir essuyé les manifestations, dans les années 1990, une pièce intitulée In the Solitude of the Cotton Fields résonne particulièrement. En 2001, déjà, la traduction de Combat de nègre par Black Battle n'avait trompé personne. "Tuer un Noir, ici, ne relève pas du roman, explique l'actrice Faye Allen. La Géorgie est une région de lynchage et d'émeutes meurtrières."

Installé dans un quartier alternatif de la ville, où Noirs et Blancs se côtoient dans un monde rescapé des années 1970, le théâtre se trouve en lisière d'Inman Park, parenthèse désuète dans les allées duquel furent tournées des scènes d'Autant en emporte le vent. A l'autre bout de la ville, juste en face de la maison et de l'église que fréquenta Martin Luther King, s'élève le mémorial qui lui est consacré. "Le débat a été très constructif après la représentation de Black Battle, souligne Faye Allen. À travers son adhésion, le public reconnaissait que, oui, les choses se passaient bien comme KOLTÈS les avait montrées. Pour les Afro-Americains qui se retrouvaient dans cette histoire africaine, ce fut une sorte de thérapie." Une thérapie qui se poursuit aujourd'hui avec la victoire aux primaires démocrates de Barack Obama, fils d'une Blanche du Kansas et d'un Noir kényan, né à Hawaii. Souple et combatif comme un boxeur, Isma'il laisse filer sa voix grave jusqu'aux vertiges de l'aigu. Menaçant et doux sous la cagoule de soie blanche, il n'a plus rien à voir avec "le mec qui joue comme un Blanc" de ses débuts. Face à lui, tout de noir vêtu, Del lance : "J'ai mis le pied dans un ruisseau d'étable où coulent des mystères comme déchets d'animaux." C'est pour cette réplique qu'il a aimé KOLTÈS, tout de suite et absolument. "Elle résume à elle seule la raison d'être du 7 Stages", dit-il. Une raison d'être en quoi se retrouve Isma'il, acteur et passeur d'un jeune poète européen qui voyait dans l'homme noir la source de l'humanité.