Impressions · Magazine Alliance Française Bombay · GATES TO INDIA SONG

Impressions · Magazine Alliance Française Bombay · GATES TO INDIA SONG
Marguerite Duras était justement une visionnaire au sens propre du terme. Elle a visionné l'Inde, et décrit cette vision.
Presse internationale
Avant-papier
C. C.
Mar 2013
Magazine Alliance Française Bombay
Langue: Français
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"Duras m'a donne ma voix théâtrale"

Éric Vigner a consacré sa vie et son travail depuis dix ans a l'œuvre de Marguerite Duras. En Inde durant Ie festival Bonjour India, il met en scène Gates to India Song, pièce de théâtre fondée sur les textes Le Vice-Consul et India Song de Marguerite Duras.

Éric Vigner, vous évoquez parfois l'orientalité de Marguerite Duras dans son œuvre mais aussi dans sa vie. Peut-on, selon vous, aussi parler d'orientalisme ? 
Éric Vigner : Non je ne crois pas. Marguerite Duras est quelqu'un qui est emprunt d'une double culture, asiatique et européenne. Elle est née en Indochine, a evolué naturellement dans ce monde et a été confrontée à une certaine culture orientale.

Marguerite Duras n'a jamais été en Inde : quelle est cette Inde qui la préoccupe et qu'elle décrit sans I'avoir jamais vu ?
É.V : Je pense que Marguerite Duras était justement une visionnaire au sens propre du terme. Elle a visionné l'Inde, et décrit cette vision. Elle rêve sur des sons, des noms, associe ces noms et des éléments. Elle évoque Lahore, la dépression, Ie noir de la nuit... en contraste avec Ie potentiel de renaissance par l'amour que son personnage va découvrir à Calcutta. Le passage de Lahore à Calcutta existe dans son livre alors qu'il n'est pas réel, il n'a aucune consistance géographique mais il existe pour elle. On prend des mots, on les remplit, on crée une histoire. C'est son travail littéraire qui est inspirant.

Quelle a été votre première rencontre avec I'œuvre de Marguerite Duras ? Vos premières lectures ?
É.V : C'est assez tardivement en fait que j'ai connu son travail. En 1993 je travaillais avec des jeunes de l'atelier du conservatoire d'art dramatique de Paris et je cherchais un texte. J'avais 33 ans, j'étais comme tout Ie monde et n'avais pas vraiment lu Duras, j'avais tous les a priori que l'on peut avoir sur elle. Ma sœur eIle, avait une passion pour Marguerite Duras et m'a proposé de regarder dans sa bibliothèque. J'ai choisi La Pluie d'été qu'elle avait écrit en 1990. Le livre est traversé par differentes écritures, c'est un conte philosophique incroyable. Elle I'avait travaillé pour les enfants, pour la BD, puis Ie cinéma. Je me suis ainsi inscrit en prolongement de son travail en Ie mettant en scène.

Comment a-t-elle bouleversé votre travail ?
É.V : Ce fut un choc fondamental dans mon travail. Elle a défini les bases de mon travail et éclairé la grammaire de mon approche théâtrale, définissant mon écriture, ma voix théâtrale. Après LA PLUIE D'ÉTÉ qu'elle avait particulièrement apprécié, elle m'a donné l'autorisation d'explorer Hiroshima mon amour. J'en ai fait pluie d'été à Hiroshima. Je ne peux plus m'arrêter, son travail m'exalte, Marguerite Duras c'est un peu ma drogue. Avec Gates to India song je vais à la rencontre d'une realité et du processus d'écriture des sons de Marguerite Duras.

Quel a été votre premier contact avec I'Inde ?
É.V : Ce fut it l'occasion d'un festival de theatre à New Delhi où j'étais invité il y a deux ans. Avant je n'étais jamais aIlé en Inde, cela me faisait peur ! À New Delhi j'ai rencontré Aruna Adiceam qui m'a parlé de Bonjour India et alors que j'attendais mon avion chez elle, où elle m'avait gentiment accueilli, nous avons discuté de la possibilité d'adapter India Song.

Vous avez effectué plusieurs voyages, à travers la lecture de Duras et réels aussi lors de vos repérages, comment percevez-vous I'Inde aujourd'hui à travers ces différentes réalités ?
É.V : C'est en fait une vision de l'Inde qui devient réelle. À Calcutta par exemple, nous jouons dans la maison de Tagore, un lieu magnifique. La fiction prend vie dans un lieu existant et cest ce que je trouve magique car tout ce que Duras a inventé va se réaliser. Je travaiIle de préférence dans des lieux réels plutôt que des théâtres. Et puis il y a cette vraie rencontre franco-indienne, entre les acteurs mais aussi Ie public qui va vivre un Calcutta imaginaire mais pourtant bien tangible à travers l'œuvre de Marguerite Duras.

Quelle est la suite que vous aimeriez donner à Gates to India Song ?
É.V : Je souhaiterais faire venir la pièce et l'équipe en France, dans mon theatre à Lorient bien sûr mais aussi dans des festivals.

Le théâtre hors théâtre

Une pièce ne se déroule pas toujours sur une scène, dans un théâtre, un auditorium ou encore une salle appropriée. Retour sur une autre façon d'envisager la scène.

À Calcutta, Gates to India Song se déroule dans un lieu mythique. Jorasanko, au nord de Calcutta, a autrefois été la maison familiale du grand poète, dramaturge et artiste indien Rabindranath Tagore, premier non-européen récipiendaire du prix Nobel, en 1913.

Jorasanko cest une scène née, rêvée. La cour intérieure reflète les couleurs de la ville, verte, ocre, orangée, où les frangipaniers se reposent des bruits incessants de la rue Vivekanda et Central Avenue, grandes artères de Calcutta. Jorasanko c'est aussi une maison de maître de l'Inde coloniale, décrépie et nostalgique, le lieu idéal pour raconter l'histoire d'amour entre les personnages d'Anne-Marie Stretter et du Vice-Consul mis en scène par Éric Vigner, dans une Calcutta des années 30 imaginée par Marguerite Duras. En France, les représentations théâtrales se déroulent bien souvent en dehors des lieux qui leur sont généralement attribués. Lors de festivals comme le festival d'Avignon où le "off" ou "hors les murs" a parfois plus de succès que le "in". Dans des bars, des jardins ou des zones industrielles...

"Je préfère des lieux insolites, inédits, mais qui se prêtent à la pièce par leur atmosphère" souligne ainsi Éric Vigner qui portera son GATES TO INDIA SONG jusque dans la résidence de l'ambassadeur de France à New-Delhi.

Traditionnellement en Europe, le théâtre se fonde sur les principes des théâtres grecs et romains, où l'espace de représentation est clairement délimité par une scène, des gradins et surtout, un amphithéâtre. Le mot "théâtre" vient du grec Theatron de "théaô", "voir", qui désignait les gradins, l'endroit d'où les spectateurs pouvaient voir. Au fil des siècles, le théâtre s'échappe de normes figées.

Time Out Paris consacre d'ailleurs un dossier spécial au sujet et recense certains de ces lieux désormais incontournables. Parmi eux les "Bouffes du Nord", métro La Chapelle à Paris (10e). Peter Brook, qui a mis en scène l'incroyable Mahabharata s'est installé dans ce vieux théâtre abandonné en 1974 avec Micheline Rozan. D'autres comme le Café de la Gare du comédien Coluche (une ancienne fabrique de ventilateurs dans le quartier de la gare Montparnasse qui a ensuite déménagé dans le 4e), La Ménagerie de Verre (une ancienne imprimerie reconvertie, 11e) ou le Couvent des Récollets (10e) sont des adresses bien connues des Parisiens. Certaines compagnies de théâtre utilisent d'ailleurs la délocalisation de la scène dans un espace extraordinaire comme élément de la création artistique elle-même. Ce faisant, les acteurs culturels redonnent vie à des espaces convenus, figés dans une géographie ou une politique urbaine et sociale devenues obsolètes. Le bilan du colloque "lIots artistiques urbains" organisé par la Faculté d'Anthropologie, de Sociologie et de Sciences politiques de Lyon (université louis Lumière II) affirme ainsi qu'il faut "sortir des lieux institués et programmés de production et de difffusion de l'art, bousculer le temps prescrit de la réception des œuvres, défonctionnaliser l'espace urbain, inventer de nouveaux usages pour des territoires urbains et des formes architecturales frappés d'obsolescence, dessiner une autre utilisation plus fluide, plus élastique des temps et des lieux, favoriser le recyclage d'usines, de casernes, d'entrepôts, d'églises, bref fabriquer un nouvel espace urbain plus en prise avec les réalités sociales de ce temps". À travers l'espace quelle choisit la forme artistique peut redonner un sens à un patrimoine souvent oublié.

C.C. · Mars 2013