Hebdoscope · 17 novembre 1996 · BRANCUSI

Hebdoscope · 17 novembre 1996 · BRANCUSI
A la fois lecture et théâtre
Presse régionale
Critique
Marie-Françoise Grislin
17 Nov 1996
Hebdoscope
Langue: Français
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Hebdoscope

17 novembre 1996 · Marie-Françoise Grislin

Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? Qui est juge en la matière ?

Il s'agit bien d'un exercice difficile que celui de mettre en scène les minutes d'un procès. Ce n'est pas la première fois que Eric Vigner, ce jeune metteur en scène directeur du Centre Dramatique de Bretagne à Lorient depuis le 1er août 1995, s'attaque à des textes non théâtraux. Nous avions été particulièrement impressionnés par son adaptation, à la fois lecture et théâtre, de La pluie d'été de Marguerite Duras. À noter qu'il prépare de cet auteur Hiroshima mon amour pour 1997.

La pièce Brancusi contre Etats-Unis a été créée cet été au Festival d'Avignon. Pendant 1h40 nous allons assister à des interrogatoires, des débats à propos d'une oeuvre du sculpteur Constantin Brancusi "L'Oiseau dans l'espace" qui est l'objet du litige, la pièce à conviction d'un procès qui a eu lieu en 1927, dont l'enjeu bassement matériel était que si les sculptures de Brancusi étaient reconnues comme des oeuvres d'art, elles ne seraient pas taxées pour entrer aux Etats-Unis, dans le cas contraire il faudrait régler une somme équivalente à 40% de leur valeur déclarée, mais dont l'enjeu d'importance, lui, était dans le questionnement que cette affaire a permis de mener sur la notion d'art, d'oeuvre d'art d'artiste. D'un côté des hommes de loi qui s'appliquent à conduire avec ordre et méthode une procédure sur un thème inhabituel, de l'autre des artistes, des amateurs d'art, des critiques, un directeur de musée qui essaient avec simplicité de faire comprendre leur passion avec le risque évident d'être taxés de subjectivité. Comment, en effet se mettre d'accord sur ce qu'est une oeuvre d'art, sur les critères qui permettent de la juger comme telle ?

La rencontre de ces deux mondes s'opère dans un lieu clos, avec un dispositif scénique simple (Claude Chestier) qui évoque aussi bien une salle d'audience qu'une volière, chacun des acteurs étant lui-même "oiseau" de par son maquillage (Colette Kramer) grands traits autour des yeux, cheveux gominés dressés en crête ou en queue, de par son costume queue de pie (Claude Chestier, Pascale Robin) ou ses comportements qui, selon les moments, l'amènent à sautiller, à évoluer avec gràce ou raideur dans l'étroit couloir scénique, à se percher sur les caisses qui le délimitent.

Monde d'oiseaux évoqué aussi par le fond sonore, bruits d'ailes (Xavier Jacquot), par les prises de becs, les parades, les caquetages et les babillages communs au monde des oiseaux et à celui de l'homme dans certains cas, cette affaire en constituant un remarquable exemple.

Voilà donc comment ce procès prend allure et forme dans cette mise en scène alerte de Eric Vigner assisté de Sophie Hossenlopp. avec des acteurs (Pierre Baux, Odile BougearD, Philippe Cotten, Donatien Guillot, Arthur Nauzyciel, Vincent Ozanon. Laurent Poitrenaux, Myrto Procopiou, Alice Varenne) très appliqués à tenir leur rôle et très à l'aise dans les permutations qui leur sont proposées. Si parfois la forme de ce travail paraît quelque peu surfaite et maniérée, on peut se demander si ce n'est pas justement en rapport avec le propos, donc voulu et par là-même pertinent.

Sans doute actuellement ce procès nous parait-il très daté, impensable aujourd'hui, quoique dans certains milieux on n'hésite pas à refuser à l'art abstrait droit de cité.  Malgré tout l'entreprise ne manque pas d'intérêt, car elle nous rappelle, à bon escient, que la liberté d'expression artistique ne va pas de soi, qu'il faut savoir se mobiliser pour l'imposer.