Extrait de la lettre du Père David (Moine Bénédictin) · pour Éric Vigner · REVIENS À TOI (ENCORE)

Extrait de la lettre du Père David (Moine Bénédictin) · pour Éric Vigner · REVIENS À TOI (ENCORE)
La parole reste ce lieu du "possible"
Correspondance
Père David (Moine Bénédictin)
10 Oct 1994
Compagnie Suzanne M. Éric Vigner
Langue: Français
Tous droits réservés

Extrait d’une lettre du PÈRE DAVID (moine bénédictin), adressée à ÉRIC VIGNER, suite à son entretien autour de la pièce de GREGORY MOTTON

10 octobre 1994

Cette rencontre a eu lieu vers la fin du mois de septembre 1994 à l’abbaye d’EnCalat, à Dourgne dans le Tarn.

"Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids ; le fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer la tête."
Il me semble que cette phrase du Christ (Lc 9, 58) est l’une des clefs de la pièce de G. MOTTON...
F.P. est plusieurs fois comparée à un renard et la Femme sombre dit à Abe : "Tu voudrais que je sois un petit oiseau sur le rebord de ta fenêtre".

Le balcon est bien ce nid, prêt pour l’envol qui n’a pas lieu (n’a pas eu lieu, n’aura pas lieu)... Abe, Abraham, l’errant de la Genèse, finira par reposer sa tête (sur la valise !!). Les trois personnages sont des errants. F.P. de par son nom, la Femme Sombre de par sa race. Et le théâtre est le lieu fixe où se dit l’errance. Ce qui en l’homme est errant, c’est peut-être au plus haut point la parole, qu’il a en propre, que n’a pas l’oiseau ni le renard. Le théâtre alors est le lieu où la parole erre. Car la pièce de G.M. n’est pas une pièce à "clefs".

Les symboles, les références sont là, multiples, surabondants, mais défiant une raison qui les coifferait, une logique/parole qui leur ferait rendre raison ! La parole reste ce lieu du "possible", parole en chemin : entrer, sortir, d’où l’importance des huissiers, jamais vus, souvent évoqués, prendre la parole, donner la parole : essence du drame.

"Je veux la parole" (Abe).
"Qui, qui, qui va vouloir me parler ?" (Femme Sombre).
"C’est l’alcool qui parle maintenant" (Abe).

"J’aimerais avoir la parole" (Abe)

mais c’est toujours elle qui nous a ! elle qui mène le jeu, elle qui se débat parmi les éléments, parmi les sensations, la terre, la boue, le ciel, la mer, le mouillé, le chaud, le café-croissant, le rhum, le sang, le rayon de soleil, les bruits de chiens qui aboient, de camions à la roue geignarde... Les sensations éteignent la parole mais elle resurgit toujours, mort et résurrection, et douleurs de l’enfantement. Si la parole était morte, le théâtre ne serait plus même "possible"... or la parole est vivante, Verbe qui n’a pas où reposer la tête ; qui n’a pas de demeure ? pas de tanière, pas de nid ?

"On a poussé l’homme de Dieu dans son église et glissé la parole de Dieu dans sa main"... "Crachez votre laïus".

L’évocation inaugurale du mariage dit la tension sous-jacente à toute la pièce : y a-t-il un lieu pour faire alliance ? un dedans avec des gens derrière les portes, menaçants ? un dehors qui n’est que points de fuite... Amérique, Asie, Afrique, Nationale 1 ? En haut le nid mais l’oiseau a les ailes brisées ; en bas les waters qui sentent le renard. Il n’y a qu’un lieu pour faire alliance : la Parole. Traînée dans la boue, défigurée, paralysée, ensanglantée, elle seule demeure et continue de marcher, continue de permettre aux hommes d’avancer, vers l’alliance.

Paradoxe : c’est en exaltant puissamment une sensualité envahissante, en mettant tous nos sens en éveil que l’auteur révèle ce qui seul en l’homme passe par les sens, les sensations, douleur ou jouissance : la Parole passe la sensation en renaissant finalement victorieuse du combat où celle-ci l’a provisoirement, pour un temps, engloutie, tuée ; l’humanité renaît sous l’animalité, c’est "possible". C’est peut-être l’un des enjeux du théâtre contemporain, faire renaître l’humanité, accéder douloureusement à la parole, servir la Parole souffrante qui est en l’homme.