"L'illusion" de Corneille et le baroque · Annie Richard · L'ILLUSION COMIQUE

"L'illusion" de Corneille et le baroque · Annie Richard · L'ILLUSION COMIQUE
L'illusion de Corneille et le baroque
Dramaturgie
Annie Richard
1972
L'illusion de Corneille et le baroque - Annie Richard - Hatier (Paris) 1972
Éditions Hatier
Langue: Français
Tous droits réservés

"L'ILLUSION " de CORNEILLE et le baroque · ANNIE RICHARD

Le thème de L'ILLUSION · Extrait de: L'ILLUSION de CORNEILLE et le baroque. 

"Ce qu'il y a de plus réel en moi, ce sont les illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant." DELACROIX

L'Illusion du spectacle

Le thème de L'ILLUSION est celui que nous aborderons le premier, pour l'évidente raison qu'il nous est suggéré par le titre même de la pièce, qui d'ailleurs, à partir de 1660, ne sera plus appelée L'ILLUSION COMIQUE, mais seulement L'ILLUSION. Bien entendu, la signification immédiate de ce titre est très claire : c'est la vision que le magicien Alcandre fait surgir pour permettre à Pridamant de voir les aventures arrivées à son fils Clindor, depuis que celui-ci a quitté la maison paternelle :

Commencez d'espérer : vous saurez par mes charmes
Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes,
Vous reverrez ce fils plein de vie et d'honneur :
De son bannissement il tire son bonheur.
C'est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
Je vous veux faire voir sa fortune éclatante. (1.2)

Ces paroles d'Alcandre sont très importantes, car elles nous introduisent au coeur du monde baroque, qui est le spectacle. En prononçant ces mots, Alcandre se révèle un personnage de premier plan. Il n'est pas à proprement parler le créateur de l'illusion, puisqu'il s'agit d'images réelles, mais en choisissant de montrer au lieu de raconter, il introduit le théâtre. Cette idée sera reprise plusieurs fois dans les premières scènes :

Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous taire le discours.
Toutefois si votre âme était assez hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie... (1.2)

Le mot essentiel a été prononcé, et nous savons maintenant que nous allons être spectateurs d'une illusion, qui est présentée comme un effet magique, obtenu par de difficiles sortilèges, dans une étrange atmosphère. Toutefois. Alcandre se réserve le droit d'intervenir, et de diriger le spectacle :

Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
Et je serais marri d'exposer sa misère
En spectacle à des yeux autres que ceux d'un père...
Lorsque de ses amours vous aurez vu l'histoire,
Je vous le veux montrer plein d'éclat et de gloire. (1.3)

L'ILLUSION apparaît donc d'abord comme un spectacle offert par Alcandre à Pridamant et aux spectateurs. Il faut pour cela avoir recours aux services d'un mage très puissant. Mais il n'y a pas de tricherie : Pridamant est conscient d'assister à une manifestation de magie. Il est le jouet consentant, et reconnaissant, bien qu'un peu décontenancé, des sortilèges d'Alcandre. L'ILLUSION est ici un spectacle consenti. D'ailleurs, plus que d'une illusion, il s'agit d'un vision rétrospective de la vie de Clindor, à la manière d'un flash-back cinématographique. Cette vision est au reste limitée à un épisode très précis du passé de Clindor : son service auprès de Matamore, ses amours avec Isabelle, et son évasion. Alcandre déclare avoir censuré les aventures dont Pridamant pourrait avoir à rougir :

Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
Dont le peu de longueur épargne votre honte. (1.3)

Voilà pour la première partie du spectacle promis par le mage au père du jeune homme. La seconde partie se composera de "la même action qu'il pratique aujourd'hui" (I. 3). Nous verrons alors le présent immédiat, et cette fois, la magie, au lieu d'agir sur le temps, en montrant le passé, agira sur l'espace, en montrant Clindor là où il se trouve, à plusieurs centaines de kilomètres de la grotte de Touraine qui est le refuge d'Alcandre. L'ILLUSION annoncée par Alcandre est donc un spectacle en deux parties, que Pridamant est convié à regarder dans le plus grand silence. Ces deux moments du spectacle sont séparés par deux ans. C'est Alcandre qui nous l'explique : ...

Après un tel bonheur,
Deux ans les ont montés en haut degré d'honneur.
Je ne vous dirai point le cours de leurs voyages,
S'ils ont trouvé le calme ou vaincu les orages
Ni par quel art non plus ils se sont élevés :
Il suffit d'avoir vu comme ils se sont sauvés
Et que, sans vous en faire une histoire importune,
Je vous les vais montrer en leur haute fortune. (1V.10)

D'autre part, ce spectacle offrira une représentation de la vie de Clindor,

Par des spectres pareils à des corps animés :
Il ne leur manquera ni geste ni parole. (1.2)

Plus tard, Alcandre aura recours à de nouveaux spectres pour évoquer la seconde partie de la vie de Clindor :

Mais, puisqu'il faut passer à des effets plus beaux,
Rentrons pour évoquer des fantômes nouveaux.
Ceux que vous avez vus représenter de suite
A vos yeux étonnés leur amour et leur fuite,
N'étant pas destinés aux hautes fonctions
N'ont point assez d'éclat pour leur conditions. (1V.10)

Quant au lieu où se déroule cette projection, on peut penser que c'est devant la grotte, puisque le magicien doit rentrer quand il a à préparer de nouveaux sortilèges : c'est donc qu'ils étaient sortis pour assister à la représentation. D'ailleurs, Alcandre ne se contente pas d'évoquer des personnages, il évoque aussi tout ce qui les entoure : demeure de Géronte, prison de Clindor, enfin jardin du prince Florilame. Il faut disposer d'un espace que la grotte du magicien n'offre sans doute pas. Avant même de montrer ces "spectres animés", Alcandre va faire surgir d'un coup de baguette la vision des rutilants habits des comédiens devant lesquels Pridamant va naïvement se récrier d'admiration.

Mon fils n'est point de rang à porter ces richesses,
Et sa condition ne saurait consentir
Que d'une telle pompe il s'ose revêtir. (1.2)

Cette vision qui précède la représentation simule en quelque sorte 'la parade qui précède le spectacle. Ces habits somptueux sont pour Pridamant une vision à la fois alléchante et inquiétante, qui doit l'inciter à regarder le spectacle avec une attention accrue. Alcandre est le metteur en scène, et L'ILLUSION qui donne son titre à la pièce est donc conçue comme un spectacle théâtral organisé, et avec quelle précision et quel luxe de moyens! par un bienveillant magicien. Ce que la vision perd en mystère, elle le gagne en précision, en ressemblance avec la vie. Il est en effet tout à fait exceptionnel de pouvoir évoquer d'aussi longues tranches de vie, et Alcandre ne perd aucune occasion de souligner la nouveauté de l'expérience :

Entrons dedans ma grotte, afin que j'y prépare
Quelques chances nouveaux pour un effet si rare. (1.3)

Illusion noire et illusion blanche

L'ILLUSION annoncée par le titre de la pièce existe donc de façon visuelle, grâce à la magie d'Alcandre, pour permettre de voir des épisodes de la vie de Clindor. C'est cette illusion visuelle, consentie par Pridamant et par le spectateur, qui va fournir son canevas à la pièce. Alcandre explique très clairement ce qui va se passer, si clairement que le père éploré et le spectateur croient conserver toute leur raison et assister en toute lucidité à une représentation théâtrale. Ce n'est qu'une idée fausse, et la dernière scène leur montrera comment ils se seront laissés prendre au piège de l'apparente simplicité du jeu. L'illusion recelait un piège, et n'était elle-même que fiction. Cependant, avant d'arriver au coup de théâtre final, qui lui révèle la vérité, le spectateur aura pu voir que, consentie ou non, L'illusion est partout présente dans la pièce, pas seulement au niveau de l'intrigue. Le décor lui-même est inquiétant : il n'est pas ce qu'il paraît être. Il recèle des mystères :

N'avancez pas : son art au pied de ce rocher
A mis de quoi punir qui s'en ose approcher;
Et cette large bouche est un mur invisible,
Où l'air en sa laveur devient inaccessible,... (1.1)

Il y a dans le décor une partie importante que le spectateur ne voit pas, mais dont on lui fait savoir l'existence redoutable. Il ne voit pas davantage le matériel du magicien, l'arsenal de philtres et de potions qu'on peut imaginer, mais il en voit les merveilleux effets par la présence des comédiens. De même, plus loin, c'est seulement par la description horrifiée qu'en fait Clindor que le spectateur prend conscience de l'hallucination macabre qui hante le condamné :

Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
Je vois de mon trépas le honteux appareil;
J'en ai devant les yeux les funestes ministres;
On me lit du sénat les mandements sinistres;
Je sors les fers aux pieds; j'entends déjà le bruit
De l'amas insolent d'un peuple qui me suit;
Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare... (IV.7)

Il existe dans les tragédies sanglantes de l'époque des guerres de religion une tradition de la vision d'horreur, des spectres. Ces visions sont parfois matérialisées sur scène, parfois non. Elles sont alors décrites par leur victime. C'est à cette tradition que se réfère la vision macabre de Clindor. A l'inverse de la première illusion — celle qui permet au père de voir son fils vivant — , celle-ci n'est pas perçue par le spectateur. Elle est cependant donnée comme réelle, par l'intensité de la description qu'en fait Clindor. Nous ne la voyons pas, mais nous ne pouvons douter qu'elle est sur scène. L'atmosphère de la pièce en devient encore plus inquiétante. Il faut dire d'ailleurs que le peu de lumière qui éclaire la scène est propice à cette atmosphère hallucinatoire : la grotte baigne dans l'obscurité :

Ce mage, qui d'un mot renverse la nature,
N'a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu'il entretient sur cet affreux séjour,
N'ouvrant son voile épais qu'aux rayons d'un faux jour,
De leur éclat douteux n'admet en ces lieux sombres
Que ce qu'en peut souffrir le commerce des ombres. (1.1)

Ce sont les premiers vers de la pièce, et on est donc introduit, dès le lever du rideau, dans un monde crépusculaire, plein de mystère. On pourrait penser qu'il s'agit d'un détail naturel quand on veut montrer la grotte d'un magicien, mais la nuit ne se dissipe pas quand on quitte la grotte d'Alcandre. Sans nécessité dramatique absolue, CORNEILLE choisit la nuit comme moment de l'action. Matamore nous le dit : "Marchons sous la faveur des ombres de la nuit." (111.7) Toute la fin de l'acte III se passe la nuit, ainsi que l'acte IV, et l'acte V, exception faite des courtes scènes où Alcandre et Pridamant commentent l'action dont ils viennent d'être témoins, et sans doute de la scène finale, car encore qu'aucune indication précise de temps ne soit donnée, la célébration du théâtre s'accommoderait mal de la pénombre qui régnait jusqu'ici sur la scène et qui ne contribue pas peu à accroître la tension dramatique. Au moment même où cette tension se défait, et où la vérité apparaît de façon éclatante, le demi-jour doit faire place à la lumière la plus vive.

Néanmoins, le caractère dominant de la pièce est bien celui d'un monde crépusculaire propre aux méprises, et au "commerce des ombres". Dans une lumière aussi trouble, comment être sûr de ce qu'on voit? Quant au seul acte placé en pleine lumière, l'acte Il, il est en même temps placé sous l'égide de ce prince des fous qu'est Matamore. Ce n'est certes pas Midi-le-Juste, cher à VALÉRY, qui éclaire cet acte, mais bien plutôt un soleil de fantaisie, complice de l'imagination de Matamore. Paradoxalement, le soleil éclaire le monde de la folie, tandis que le monde réel est plongé dans l'obscurité. Nous voyons donc L'ILLUSION COMIQUE se composer d'actes nocturnes propices aux hallucinations, aux méprises, à la vengeance, et d'un acte solaire où règne un personnage extravagant, hanté de folie mythologique. À la manière de JEAN ROUSSET, nous pourrions dire: illusion noire, illusion blanche. L'alternance de lumière et d'ombre va rythmer la pièce à la manière des tableaux baroques où un faisceau de lumière crée des zones d'éclairage différent. Cependant, cette alternance n'a pas de signification seulement plastique, elle jette le doute sur la réalité de la vision proposée. Nous sommes alternativement complices de L'ILLUSION créée par le mage, et victimes de cette illusion, mais elle est partout maîtresse.

Illusion objective et illusion subjective.

Dès maintenant, le thème de L'ILLUSION se développe donc sur plusieurs plans : il forme tout d'abord le canevas de la pièce, et l'illusion est alors l'oeuvre d'Alcandre. Pridamant le sait, les spectateurs aussi. Cependant, ce que ni Pridamant, ni les spectateurs ne savent, c'est que cette illusion qu'ils croient être l'image fidèle de la vie de Clindor, l'est en effet, mais de façon trompeuse, car Clindor a mis sa vie au service du théâtre, art de l'illusion. L'illusion, pourrions-nous dire, cesse d'être objective pour devenir subjective. Elle n'est plus reconnue par le spectateur, qui en devient le jouet. À partir du cinquième acte, le thème de l'illusion prend une dimension nouvelle. Elle était seulement évocation d'une certaine réalité, appartenant d'abord au passé, puis au présent immédiat; elle devient maintenant représentation d'une réalité fictive. De surcroît, au cinquième acte, Clindor et Isabelle étant acteurs, ces deux plans se superposent comme par glissement. On échappe d'autant moins à la tromperie des apparences que les spectres nouveaux évoqués par le magicien portent fidèlement les traits de Clindor, Lyse et Isabelle. Ils ne sont nouveaux que par les habits : Qu'Isabelle est changée et qu'elle est éclatante! (V.1) Pour parachever l'ambiguïté de la situation, les propos que tiennent ces nouveaux personnages peuvent à merveille convenir à Clindor et à Isabelle, mariés après s'être enfuis ensemble, comme on a pu le voir au quatrième acte :

Qu'as-tu fait de ton coeur? qu'as-tu fait de ta foi?
Lorsque je la reçus, ingrat, qu'il te souvienne
De combien différaient ta fortune et la mienne,
De combien de rivaux je dédaignai les voeux;
Ce qu'un simple soldat pouvait être auprès d'eux;
Quelle tendre amitié je recevais d'un père!
Je le quittai pourtant pour suivre ta misère;
Et je tendis les bras à mon enlèvement,
Pour soustraire ma main à son commandement. (v.3)

Le spectateur qui entend ces vers ne saurait hésiter sur le sens à leur attribuer : c'est tout naturellement le rappel de la fuite échevelée de Clindor et d'Isabelle, grâce à la complicité de Lyse et du geôlier. Le texte décrit parfaitement la réalité que nous venons de voir, comment penser qu'il s'agit d'autre chose? CORNEILLE donne bien des noms différents aux personnages : Clindor incarne Théagène, Isabelle, Hippolyte, et Lyse, Clarine, mais à aucun moment on ne les entend user de ces noms-là. Aucun élément n'est donc fourni au spectateur pour dissiper l'ambiguïté du texte. Tout, au contraire, tend à l'égarer. D'autre part, comment s'étonner de voir Clindor oublier les serments de fidélité faits à Isabelle, lui qui, à l'acte III, courtisait Lyse sans vergogne? Le profil psychologique de Clindor est donc le même que celui de Théagène. Quant aux deux jeunes femmes, nous retrouvons les mêmes traits de caractère chez Lyse que chez Clarine, chez Isabelle que chez Hippolyte. C'est donc à dessein que tout, dans ce fragment de drame, prête à équivoque, une équivoque que rien ne permet de lever et que même le mage fait durer à plaisir, sans tenir compte, semble-t-il, de la juste douleur de Pridamant, qui croit qu'il vient d'assister à la mort de son fils et envisage de le suivre dans la mort.

D'un juste désespoir l'effort est légitime,
Et de le détourner je croirais faire un crime.
Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain;
Mais épargnez du moins ce coup à votre main;
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et pour les redoubler voyez ses funérailles. (V.5)

Ces propos d'Alcandre sont choquants, car ils jouent sur la douleur d'un père, mais ils prolongent jusqu'au bout le jeu de la fausse mort. C'est seulement avec l'apparition de la troupe des comédiens que les spectateurs et Pridamant s'aperçoivent qu'ils ont été dupes des apparences, trompés par le mage, et que l'illusion a été double. Cependant, il ne faut pas s'en tenir là. En effet, les personnages que nous pourrions dire inclus dans l'illusion première, sont eux-mêmes le jouet des apparences. Nous avons déjà parlé de l'hallucination dont Clindor est victime dans sa prison. Cette fois, les spectateurs ne sont plus directement concernés : ils ne voient rien, mais le personnage qui, seul sur scène, et de plus héros de la quête de Pridamant, accapare leur attention, est lui-même le jouet de fantasmes horribles; il réagit et frémit devant des visions de cauchemar qui le mettent au bord de l'évanouissement :

Je ne découvre rien qui m'ose secourir
Et la peur de la mort me lait déjà mourir. (1V.7)

La mort s'annonce ici par des fantômes vides de réalité, créés par la peur, tandis que devant nous la mort de Clindor n'est que feinte. Nous sommes donc dans un art où les angoisses se matérialisent en apparences, et où la réalité est masquée. C'est un monde qui suscite le vertige, et qui engendre une incertitude fondamentale sur la vision qu'on a du monde extérieur. L'homme baroque sait qu'il est toujours dupe des apparences, et que ce qu'il croit voir et comprendre n'est qu'un leurre.

La vie est une illusion.

En revanche, il est dans la pièce un personnage qui échappe à cette tromperie : c'est Matamore. Il ne regarde pas le monde qui l'entoure, il le recrée à sa fantaisie. Sa fonction essentielle est de créer l'illusion. Ce personnage est d'autant plus insolite qu'il n'intervient guère dans l'action, et qu'on peut y voir un personnage parasite. Il déconcerte généralement beaucoup le spectateur, et sa présence dans L'ILLUSION COMIQUE n'est sans doute pas étrangère à la désaffection dont la pièce a longtemps souffert. Sa première apparition sur scène est saluée par ces mots de Clindor : Quoi ! Monsieur, vous rêvez!... (Il. 2) A quoi Matamore répond :

Il est vrai que je réve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre
Du grand Sophi de Perse ou bien du Grand Mogor. (11.2)

Cet échange de répliques situe immédiatement le personnage dans sa vraie fonction : Matamore est un personnage de la lignée des fous, des extravagants de tradition dans un certain théâtre qui s'épanouit vers 1630, donc peu avant L'ILLUSION COMIQUE. La pastorale et la tragicomédie font volontiers place au fou, dont la folie engendre des visions fantastiques, tristes ou gaies, selon les cas. Dans sa première pièce : MÉLITE, CORNEILLE nous montre un jeune amoureux de Mélite, Eraste, qui devient fou, saisi d'hallucinations infernales. Matamore appartient, lui, au monde des burlesques, uniquement destinés à faire rire, ainsi que CORNEILLE le précise dans l'Examen de 1660. Ici, il est en proie à un délire mythologique, dans lequel il entraîne bon gré mal gré les autres personnages : Clindor, d'abord, qui se trouve à son service, Isabelle, ensuite, qui tient à son commerce pour pouvoir approcher Clindor. Géronte lui-même commence par adopter le ton extravagant de la conversation de Matamore, au moins tant qu'il contient sa colère. Le Capitan apparaît comme une sorte de fou auquel les gens sensés auraient renoncé à parler le langage de la raison. Il crée ainsi autour de lui une sorte de comédie spontanée, où Clindor est chargé de lui donner la réplique :

Contemple, mon ami, contemple ce visage :
Tu vois un abrégé de toutes les vertus. (11.2)

Dans cette comédie, Clindor est à la fois partenaire et public. D'ailleurs, pas plus qu'Alcandre, Matamore ne lésine sur les moyens de donner le change au spectateur. On sait qu'il a imaginé de se faire envoyer un page qui vient toutes les heures avertir Matamore qu'un message galant l'attend. Il y a donc plus que des paroles dans la tentative de Matamore pour donner l'illusion d'un monde héroïque et galant dont il serait le héros. L'arrivée sur scène du page, soi-disant envoyé par le courrier de la reine d'Islande, prouve que Matamore se livre à une véritable mise en scène. Il est le maitre d'un jeu dans lequel ceux qui approchent entrent nécessairement. À l'intérieur de la pièce, Matamore est le roi d'un monde de fantaisie, vide de réalité. Ainsi, paradoxalement, au moment où Pridamant croit qu'il va voir la réalité, on lui montre un héros de fiction, et il écoute son fils débiter des fariboles :

Cet étrange accident me revient en mémoire;
J'étais lors en Mexique, où j'en appris l'histoire,
Et j'entendis conter que la Perse en courroux
De l'affront de son Dieu murmurait contre vous. (11.2)

Ainsi, les scènes extravagantes où apparaît Matamore sont données comme appartenant à la réalité, tandis que la scène tragique de la fin, qui n'a rien d'invraisemblable dans le déroulement dramatique, n'est que fiction. Nous reconnaissons dans cette pièce le monde renversé si fréquemment représenté dans les ballets et les fêtes de l'époque. Ici, ce qui semble insensé est vrai, et ce qui paraît logique, absurde. Nous entrons dans un monde qui a fait du paradoxe une loi fondamentale. Quand nous cherchons à connaître la réalité, ce sont d'abord les traits et les discours d'un fou qui nous apparaissent, et ce dernier, par des récits de haute fantaisie et une mise en scène, nous entraîne encore dans le domaine du rêve. La réalité que nous propose Matamore n'est faite que de mensonge. Pas plus que les visions macabres que la peur de la mort fait surgir devant les yeux de Clindor, le monde imaginaire de Matamore n'échappe au domaine de l'illusion.

Dans L'ILLUSION COMIQUE, la réalité est insaisissable. Matamore ne songe qu'à la fuir, Clindor porte un nom d'emprunt, et occupe un rang qui ne devrait pas être le sien. Pridamant cherche un jeune bourgeois du nom de Clindor, et il trouve un valet du nom de La Montagne, faisant le jeu d'un fou. Quant à Lyse, qui est réellement une servante, elle n'en a ni le caractère ni le langage, comme CORNEILLE le souligne dans L'EXAMEN DE 1660.
Dans un univers aussi incertain, les apparences ne sont décidément pas sûres et on s'étonne à peine de voir les morts du cinquième acte, pourtant assassinés sous nos yeux, se relever pour compter leur argent. Seul, dans cette pièce, le titre dit vrai : L'ILLUSION la pénètre en tous sens et jette sur tous ses aspects une ambiguïté fondamentale.

Un monde régi par la magie

L'ILLUSION COMIQUE nous présente donc un monde où la réalité fuit celui qui la cherche, disparaît, sans cesse masquée par le rêve ou la fiction. Or, précisément, cette conscience que le monde n'est fait que d'illusion est un des postulats de la pensée baroque. Il s'exprime dans de nombreux poèmes, dont nous citons quelques-uns, dans de nombreuses pièces de théâtre aussi, tant en France qu'à l'étranger, et tout spécialement en Espagne, avec Calderon. Si Pridamant a recours aux offices d'un magicien pour retrouver son fils, c'est qu'il a pu constater leur action dans les romans, les pastorales, les ballets, où le mage est un personnage de première importance; par exemple le mage Ismen, emprunté à la FABLE DE LA FORÊT ENCHANTÉE d'après LE TASSE, tel qu'il apparût au Louvre, en 1619, à l'occasion d'une fête donnée en l'honneur du PRINCE DE PIÉMONT : "affreux en son aspect, la tête en feu, un livre en la main gauche, et une verge en la droite... Vêtu d'une soutane de satin noir, ayant par-dessus une robe courte de même étoffe avec lambrequins au bout des manches, le tout chamarré de passements d'or. Et, à la tête, une toque en forme de chaperon avec une queue". La pastorale, qui nous vient d'Italie et d'Espagne, aura une vogue d'autant plus grande que les reines Marie de Médicis d'abord, Anne d'Autriche ensuite, aimeront à y retrouver le souvenir de leur pays. Dans les intrigues très embrouillées de ces pièces, les magiciens jouent un rôle important, nouent et dénouent les intrigues, font surgir ou disparaître les éléments du décor, quand ce ne sont pas les personnages eux-mêmes. Ils vont jusqu'à ressusciter les morts, et Pridamant montre qu'il est familier de cet univers en suppliant Alcandre de secourir Clindor attaqué par les hommes de Géronte :

Hélas! mon fils est mort. ...
Ne lui refusez point le secours de vos charmes. (111.12)

La présence d'Alcandre dans la pièce signifie que nous entrons dans un monde où le surnaturel a droit de cité. Nous ne devons pas nous étonner si la calme campagne de Touraine recèle une grotte défendue par des remparts aussi redoutables qu'invisibles. D'ailleurs, les bocages des Bergeries de Racan abritent l'antre du magicien Polysthène. Le premier vers de la pièce, qui nous présente "ce mage, qui d'un mot renverse la nature", indique de façon définitive que les lois logiques n'existent plus. La nature est toute soumise aux pouvoirs surnaturels. Ce monde instable qui se "renverse" c'est bien le monde qu'expriment l'envol des anges au-dessus des frontons des églises, la recherche d'un savant déséquilibre dans certains tableaux, les plafonds peints en trompe-l'oeil, soit le monde baroque. Pour Pridamant qui, dit-il, n'attend plus rien "de la prudence humaine", c'est à-dire du raisonnement logique, le recours à l'Irrationnel s'impose. À partir de ce moment, tout devient possible : les spectres représentent la vie de Clindor, celui-ci est hanté de visions lugubres, les morts se relèvent. Toute assise logique est refusée au monde, de même qu'en architecture les lignes droites disparaîtront au profit des courbes et des volutes et que les façades des monuments deviendront plus importantes que la structure architecturale...

Transfiguration du réel et jeu de reflets

Cependant, le monde baroque ne se contente pas de la vie quotidienne. Ce n'est pas un art réaliste au sens strict. Il fait volontiers appel au monde surnaturel, ou aux créatures fantaisistes de l'imaginaire. Il est souvent composite. Quand Matamore essaie de faire vivre, à force de mise en scène et de rhétorique, un monde galant dont il est le héros, séduisant les déesses, il agit dans le même sens qu'un VÉLASQUEZ, qui, dans le Triomphe de Bacchus, rapproche, sans aucun souci de vraisemblance, le jeune dieu couronné de pampres, dans la plus pure tradition mythologique, et des paysans flamands représentés de façon très réaliste, et venus manifestement d'un tout autre univers... Le goût qu'a le théâtre de cette époque de montrer les comédiens et le théâtre correspond sans doute à un regain de faveur de cet art. Le XVIIe siècle voit une seconde naissance du théâtre, avec la protection officielle de personnages importants accordée aux troupes, et la création de théâtres fixes à Paris. Peut-être pour la première fois, on sent que le théâtre profane est riche de promesses, et que le métier de comédien peut avoir quelque noblesse. C'est donc pour cette raison historique que le théâtre et les comédiens vont fournir un sujet d'inspiration très fécond aux auteurs. Néanmoins, pour une époque qui a pris une conscience aiguë de la vanité des apparences au point de célébrer le songe et la rêverie autant, voire plus que la réalité, on comprend que le théâtre fournisse un moyen d'expression privilégié. Comme le songe, le théâtre donne corps à des êtres nés de l'imagination, et il n'y a pas lieu de s'étonner que ces deux thèmes se rejoignent...

Cette époque fait donc confiance à l'irrationnel, et la leçon de L'ILLUSION COMIQUE, c'est peut-être que la réalité ne s'atteint que par le rêve et que la vie ne se comprend que par L'ILLUSION de la vie. C'est seulement après avoir abandonné les chemins de la sagesse et de la raison pour recourir à la magie que Pridamant saura ce qu'il voulait savoir. Bien plus, en regardant le spectacle organisé par Alcandre, il trouvera davantage que ce qu'il espérait. Il voulait avoir des nouvelles de son fils, il en a, et de bien meilleures que ce qu'il pouvait attendre; il avait perdu un fils mauvais sujet, il le retrouve marié à une jeune fille noble, nanti d'un métier lucratif, protégé par les plus hauts personnages de l'État. Mais il a appris bien plus encore, et le spectateur avec lui : que, pour connaître la vie, il faut quitter les chemins de la connaissance commune, qu'il faut s'aventurer dans la grotte, c'est-à-dire au théâtre, où les masques nous instruiront plus que la vie; qu'il faut pénétrer dans le royaume de Matamore, dont la seule réalité est celle des mots, et qu'on peut se faire une situation enviable loin de la province paternelle, et de la bourgeoisie. Au cours de L'ILLUSION COMIQUE, Pridamant a fait un véritable voyage initiatique, qui le laissera transformé :

Je n'ose plus m'en plaindre, et vois trop de combien
Le métier qu'il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai que d'abord mon âme s'est émue :
J'ai cru la comédie au point où je l'ai vue;
J'en ignorais l'éclat, l'utilité, l'appas,
Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas.
Mais depuis vos discours mon coeur plein d'allégresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse. (V.5)

La pièce se termine sur une conversion de Pridamant, désormais tout acquis au théâtre, ce qui n'est pas peu surprenant, quand on songe à la suspicion qui planait sur cet art, et à la situation sociale délicate des comédiens, protégés par les grands, mais rejetés par l'Église. La Bretagne dont Pridamant arrive n'est sans doute pas aussi tolérante que Paris à l'égard du théâtre et des comédiens, et cette profession de foi de Pridamant doit nous surprendre. Toutefois, la fin de la pièce, illuminée par la gloire du théâtre naissant, et l'enchantement de Pridamant que rien ne laissait prévoir, est caractéristique de l'art cornélien. Cette illumination qui enveloppe la fin de L'ILLUSION COMIQUE, est venue au terme d'un chemin obscur. Les peintres baroques avaient volontiers recours au clair-obscur, les dramaturges baroques proposeront un monde crépusculaire pour mieux voir la réalité.