Entretien avec Marguerite Duras · Les Cahiers du Cinéma · 1980 · LA PLUIE D'ÉTÉ

Entretien avec Marguerite Duras · Les Cahiers du Cinéma · 1980 · LA PLUIE D'ÉTÉ
Le livre de l'Ecclesiaste dans le film LES ENFANTS
Dramaturgie
Pascal Bonitzer, Charles Tesson, Serge Toubiana
Jan 1980
Cahiers du Cinéma
Langue: Français
Tous droits réservés

Cahiers Du Cinéma N° 312/313 : Marguerite Duras Les Yeux Verts

Entretien réalisé par PASCAL BONITZER, CHARLES TESSON et SERGE TOUBIANA · 1er janvier 1980 (Extrait)

L'Ecclesiaste

CAHIERS : Quelle est la génèse des Enfants?

M. DURAS : La lecture de l'Ecclésiaste faite à 18 ans. Lecture conseillée par ce petit juif de Neuilly -encore et toujours- qui est devenu le Vice-Consul de France à Bombay, qui est devenu le modèle de l'intelligence, du désespoir politique.

CAHIERS : Il tirait sur les lépreux?

M. Duras : Presque. Il aurait pu. Mais en France, il n'y en avait pas. Tu sais, il faut très peu de choses pour faire un modèle, pour partir, foncer. Une phrase, un regard. Là, tout est parti de cette lecture à 18 ans. Ça s'est appelé d'abord Ernesto en toute innocence, et puis Les Enfants d'Israël, et puis Les Enfants du roi. Et puis Les Enfants. Car il était roi d'Israël, l'ecclésiaste. On ne peut pas dire plus loin que ce texte. Il est terrible. Ernesto devait lire des passages de l'Ecclésiaste dans le film, mais c'est illisible en français, à cause des redites, de la litanie.

CAHIERS : Les mots ne sont jamais prononcés : "Vanité des vanités, tout est vanité...".

M. DURAS : Ils l'étaient.

CAHIERS : Pourquoi? Tu as rayé? La peur de trop signifier?

M. DURAS : Non ce n'est pas ça. Il n'y avait pas la place pour revenir sur elle. Ils étaient deux dans le jardin. Il n'avait plus le temps de le dire sur elle et on n'avait plus d'images de lui. J'aurais pu vous donner ce long passage sur l'Eglise qui a été abandonné, mais seulement ça n'a rien à voir avec votre revue (rires).

CAHIERS : Ernesto est très différent des gens qui aujourd'hui refusent le savoir.

M. DURAS : Il n'a pas d'idées courues. Il est sans recettes, sans principes, sans morale.

CAHIERS : C'est la phrase d'Ernesto qui le rend célèbre dans toute la France : "Je ne veux pas aller à l'école parce qu'on apprend des choses que je ne sais pas". Est-ce-que tu dirais que c'est un Saint?

M. DURAS : Non, je dirais qu'il est dans la contradiction. Que l'humanité l'a perdu et que c'est la plus grande perte qu'elle ait faite. Qu'il se tient dans sa connaissance comme dans son ignorance. Qu'il parle constamment de Dieu. Comme moi qui n'y croit pas. Que le mot est là pour nous deux mais que c'est Ernesto qui s'en sert à part entière. Un Saint? Non. Il ne ment pas, il ne cache pas. Rien. C'est un enfant : s'il détenait la nouvelle de la fin du monde, il la répandrait comme celle d'une fête. Je le sens très proche de la mort.

CAHIERS : Le regard de l'acteur est étrange. Il ne rencontre pas les gens, il les traverse. Tu lui as demandé de regarder comme cela?

M. DURAS : C'est lui qui est comme ça. Il faut qu'il le sache. La mère, elle a tout en elle. Elle ne peut pas nommer ce qui lui a manqué. Ernesto, si.

Il n'était pas d'accord. Il disait que l'absence de Dieu n'était équivalente à rien. Sinon à elle-même. Il savait que ces choses-là, tout le monde les avait pensées mais il ne pouvait pas se défaire d'en souffrir. Longtemps il avait cru que c'était dans la Chimie qu'il trouverait le défaut, par où sortir, retrouver l'air. Et puis ensuite dans la Philosophie. Mais non. C'est peu après qu'il avait lu ce livre du Roi d'Israël sur la vanité et la poursuite du vent.
Marguerite DURAS