La Pluie d'été ou l'art du théâtre · Georges Banu · LA PLUIE D'ÉTÉ

La Pluie d'été ou l'art du théâtre · Georges Banu · LA PLUIE D'ÉTÉ
Une écriture du théâtre pudique et exacte
Commentaire & étude
Georges Banu
1994
Compagnie Suzanne M. Éric Vigner
Langue: Français
Tous droits réservés

LA PLUIE D'ÉTÉ ou l'art du théâtre · Georges Banu

Ce spectacle dont le souvenir persiste confirme la mémoire dans sa qualité de meilleur arbitre : elle retient ou rejette selon des critères internes, subjectifs, peu importe que leur formulation soit imprécise. LA PLUIE D'ÉTÉ m'accompagne comme un événement peut accompagner, il appartient à la vie du spectateur que je suis. En quittant la salle du Conservatoire lors de la première représentation publique une conviction m'habitait : cette Pluie d'été faisait de l'écriture même l'objet du spectacle. Oui, par delà la chose admise - tout spectacle est écriture - LA PLUIE D'ÉTÉ se présentait comme écriture à part entière, écriture placée dans l'interstice fragile entre le livre et la scène. C'est elle qui assure ici la liaison et parvient à la poésie d'un entre-deux constamment sauvegardé : scène et livre dialoguent sans qu'aucun l'emporte. Comme jadis dans Catherine de Vitez.

LA PLUIE D'ÉTÉ fait partie de ces rencontres qui alimentent le désir de théâtre car l'accomplissement satisfait une attente implicite qui, à son tour, se constitue en référence forte grâce à sa réalisation singulière. Le spectacle d'ÉRIC VIGNER et des élèves du Conservatoire parce qu'il se réclame également du livre et de la scène parvient à l'équilibre fragile, si souvent recherché, entre le récit et le personnage : les silhouettes se détachent sans nul empâtement, elles restent bidimensionnelles, personnages livresques esquissés par des comédiens dessinateurs.

Ici on entend les mots sans éprouver les états : la scène n'est pas un lieu d'incarnation, mais de désignation. Le réel est économique, double comme ces pommes de terre/galets déposés sur la scène tels les caractères sur une page (métaphore célèbre de Walter Benjamin pour décrire la scène brechtienne). C'est pourquoi la Pluie d'été se charge des valeurs d'un spectacle discret. Discret dans le sens où la scène s'inscrit dans la continuité du livre et se dérobe à toute affectation des sentiments ou excès d'expression. Comme si le but du spectacle consistait à ménager le va-et-vient ininterrompu de la page au plateau. Du texte au corps le passage s'accomplit subtilement sans prendre jamais l'allure d'un choix défintif, le retour s'avère toujours possible.

Ce spectacle disperse les personnages en plusieurs lieux et place les spectateurs en retrait, comme à l'écart... ainsi il y a éclatement des lieux de parole et mise à distance protectrice. Nous nouons avec ces personnages d'ici et d'ailleurs un lien qui "sans colère", comme le souhaite ÉRIC VIGNER, censure toute contamination ou échange direct.

Pour parler de la vie, le théâtre cultive une véritable stratégie de déviation et nous invite à convertir nous-mêmes en expérience la situation dont la scène se contente de proposer le croquis. Elle livre des mots et des lignes que le spectateur doit ensuite déplacer en direction de la vie.

Pluie d'été reste exemplaire pour ce qu'elle dit non pas tant sur le monde, que sur les relations que le théâtre entretient avec le monde : relation de distance minimale afin que l'émotion pointe sans risque d'invasion et que le jugement se formule sans mise en procès violente. Et cela grâce à un travail sur le réel, certes, présent mais dépourvu de toute intention mimétique. De là provient cette élégance constante qui règne ici où le livre et la scène s'épousent tantôt en laissant surgir des personnages tantôt en retrouvant la séduction de la lecture. L'écriture du spectacle, pudique et exacte, assure ce voyage. C'est à l'art du théâtre au sens le plus propre du terme que LA PLUIE D'ÉTÉ nous a convié un soir...Depuis sa découverte au Conservatoire je l'ai revue souvent. Et chaque fois le même sentiment de légèreté m'accompagnait tard dans la nuit. Le théâtre, pour paraphraser Kundera, rendait "supportable" la légérèté de l'être.