La Montagne · 4 décembre 2003 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)

La Montagne · 4 décembre 2003 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
Vue imprenable sur "Savannah Bay"
Presse régionale
Critique
R. Duclos
04 Dec 2003
La Montagne
Langue: Français
Tous droits réservés

La Montagne

4 décembre 2003 · R. DUCLOS.

DURAS sous la coupe des "grandes" CATHERINE

Vue imprenable sur Savannah Bay" avec les deux CATHERINE, SAMIE et HIEGEL. Et DURAS en toile de fond avec la Comédie de Clermont. PLUIE d'or des "Mots d'amour", de PIAF, perles amères ; étincelant ruissellement d'éther à la verticale des personnages, larmes d'ombres ; transparence de ces immenses colliers de pleurs dans l'étreinte d'une parole comptée sur le silence : troisième personnage de ce drame qui ne dira pas son nom, le rideau du décor et son double en arrière-plan, disent l'âme éblouie et soumise au temps, la magie de l'espace délétère, les séductions diaphanes des remords durassiens.

La scène est une arène. Du moins, apparaît-telle dans la sobre, mais dense conception d'ÉRIC VIGNER. Savannah Bay" s'exécute dans la lenteur calculée d'une chorégraphie tauromachique mettant aux prises deux fauves amoureux. Deux femmes, fantômes exsangues, s'affrontent sans se rencontrer. L'une, Catherine SAMIE, immobile dans l'espace qu'elle franchit sans presque voir l'autre, CATHERINE HIEGEL, qui la cherche à travers les mots que l'autre a jadis connus. La première oppose à cette quête têtue un hiératisme exténué et violent, une silhouette au tranchant d'arme.

Dans ses absences calculées, elle semble en fait guetter l'autre, aveuglée d'une inquiète fébrilité amoureuse. Elle en scrute les terreurs comme pour la surprendre dans les rets de ses propres onctions. Ou pour mieux la confondre sous les rais des mots avec lesquels elle tente de percer ses secrètes absences au monde. Ainsi prise au piège de ces inexorables nasses de cristal tombées des cintres, guillotines de verre condamnant toute issue vers la raison, elle devient "la fille de cette enfant morte", prise dans le rideau de la mémoire perdue au-delà d'un espace qui n'appartient plus qu'au miroir d'un improbable devenir.

Incertain combat livré sur la permanence des chimères du passé, la "fille de Savannah" se drape dans la cape de sang du matador dont elle a fait une robe, afin d'en mieux faire resurgir les illusions. Mais qui du monstre ou de son chasseur ressortira indemne du labyrinthe des souvenirs convoqués ?

CATHERINE SAMIE, sphinge aveugle, Minotaure veillant jalousement sur ses rêves de gloire perdue, dévore imperceptiblement sa victime, arrachant les lambeaux de la raison les uns après les autres.

Long supplice qui paraît indolore et qui, à son insu, la maintient en vie, lui conservant toujours plus d'énergie pour mieux se livrer au lent rituel de mort. Superbe Catherine HIEGEL, cambrée dans sa fierté que l'autre émousse, use, taraude inlassablement. Et lorsque la Madeleine de "la" SAMIE prophétise que la mort arrivera du dehors (d'elle)", elle pourrait, tout en désignant une obscure desti- née venue s'emparer de son interlocutrice, se disculper de toute responsabilité.

La "jeune femme" donne parfois l'impression de se débattre, se rebeller ? C'est pour mieux se soumettre, irrésisti- blement attirée par ce somptueux cadavre à la beauté vénéneuse dont les séductions équivoques et les insidieuses voluptés, agissent comme un philtre puissant. Parfois la tension retombe soudainement et un sentiment qui aurait jadis pu nommer l'amour, envahit ce palais de glace. Alors les personnages ne sont plus ces dieux qui s'inventent un rêve qu'ils n'atteindront plus. Ils se parent de fragilités d'enfants, s'illuminent de tendresses ensoleillées, s'émerveillent en confidences étonnées.

Qu'autant d'envoûtements DURASsiens soient redevables à ces deux incroyables comédiennes ne saurait alimenter un embryon de contestation. L'une et l'autre ont pris l'écrivain à revers, l'ont poussé dans ses ultimes retranchements. On peut même affirmer qu'elles l'ont prise à ses propres pièges. A moins que DURAS ait eu le dernier mot en les conduisant dans ces méandres de l'être dont elle a le secret...