Ouest France · 30 septembre 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)

Ouest France · 30 septembre 1994 · REVIENS À TOI (ENCORE)
Éric Vigner : "Les discours je m'en méfie"
Presse régionale
Avant-papier
30 Sep 1994
Ouest France
Langue: Français
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Ouest France

30 septembre 1994

Entre le rêve et la réalite

"Il est important que de jeunes metteurs en scène montent de jeunes auteurs". ÉRIC VIGNER a 33 ans. Le même âge que GREGORY MOTTON, l'auteur britannique de LOOKING AT YOU (REVIVED) AGAIN, la pièce qu'il rêvait de créer depuis trois ans.

"Quand j'ai découvert ce texte, j'ai été immédiatement passionné. C'est unique. Il n'y a pas plus moderne que MOTTON dans l'écriture contemporaine. C'est un rêve, une psy. Un poète qui se laisse imprégner par son temps. MOTTON est influencé par la télé, le cinéma, la BD, le folk, tout ce qui l'entoure. REVIENS À TOI (ENCORE) mélange histoires personnelles, mythes celtes, lecture de la Bible. C'est une très grande pièce."

L'Irlandais et la Gipsy

Reviens à toi (encore) s'articule autour de trois personnages d'une famille éclatée: le père, la mère, une fille. "En fait, ce sont des archétypes. Le père s'appelle Abraham, la mère Marie, quand même!"

C'est une pièce "que l'on peut prendre par tous les bouts. Du point de vue social (mais ce n'est pas forcément le plus intéressant): ces gens n'ont rien, sont sans abri, ont fait sept gosses qui leur ont été enlevés par les services sociaux. Du point de vue mythique, c'est plein de références celtes. C'est l'histoire d'un Irlandais émigré à Londres qui épouse une gipsy, une bohémienne: la rencontre de deux peuples errants. MOTTON est d'origine irlandaise. Sa pièce est très celte dans la forme: entre le rêve et la réalité."

La pièce est construite en quatorze tableaux, comme les quatorze stations du Chemin de croix. De quoi ajouter au caractère sombre, misérabiliste que certains prêtent à l'écriture de MOTTON? Pour ÉRIC VIGNER, au contraire, il s'agit d'une écriture "d'un formidable optimisme". "Ces gens n'ont plus d'existence. Mais ce sont des êtres humains, d'une dignité incroyable, qui tendent vers l'espoir. Le propos est très drôle. C'est une pièce comico-tragique."

À l'intuition

MOTTON livre son théâtre "brut, sans mode d'emploi". Alors, le metteur en scène y va "à l'intuition". Mélangeant différents styles, il fait "marcher son imaginaire", il se laisse porter par le texte "comme MOTTON s'est laissé porter par sa poésie".

Pour la musique, ÉRIC VIGNER a fait appel au plus réputé des joueurs de cornemuse de Bretagne, Patrick Molard. Sur scène, il interprète des pibroch de sa composition. "Le pibroch, explique ÉRIC VIGNER, ce n'est pas une approche folklorique de la cornemuse. C'est une musique savante, qui va chercher au plus lointain, au plus profond des âmes."

C'était déjà le cas avec la Pluie d'été, la compagnie Suzanne M. a conçu Reviens à toi (encore) pour les théâtres à l'italienne. "Il n'y a pas de décors. Le décor, c'est le lieu lui-même. Ça m'intéresse de voir si dans ces lieux conçus selon une image du monde qui n'a plus cours aujourd'hui, on est obligé de monter du Corneille avec des décors en carton-pâte ou bien si on peut y créer des pièces aussi contemporaines que Reviens à toi..."

ÉRIC VIGNER: le théâtre, c'est le plaisir

Le metteur en scène ÉRIC VIGNER veut faire un théâtre moderne "où l'on ait envie d'aller spontanément, un théâtre amoureux, pas un théâtre d'idéologie".

Sa première mise en scène date de 1988, au Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris. Il s'agissait de La place royale, de Corneille. Deux ans plus tard, il crée La compagnie Suzanne M. "du nom d'une femme que j'ai beaucoup aimée et qui m'a beaucoup aidé".

La maison d'os, de Roland Dubillard, présentée au festival d'automne, sous la grande arche de la Défense, inscrit ce Breton originaire de Janzé (35) parmi les jeunes metteurs en scène en vue. Suivent Le régiment de Sambre-et-Meuse, créé à Brest, puis La pluie d'été, de Marguerite Duras, qui fut un des moments majeurs de la saison 93-94, à La Passerelle et qu'il promena en Russie. En mai 95, il présentera Bajazet, de Racine, à la Comédie française. Et le 1er juillet 95, il prendra ses fonctions de directeur du Centre dramatique de Lorient.

Le coeur, pas la tête

Revenant en Bretagne, "avec des idées, une dynamique et une équipe nouvelles", il entend ne pas limiter son horizon au port morbihannais. Il préfère s'inscrire dans une logique régionale. Parce qu'il a déjà travaillé avec la plupart des centres bretons, mais aussi, parce qu'il apprécie le public d'ici. "Les Bretons ont une manière de penser assez saine. Ce sont des spectateurs idéaux, très justes, très ouverts. Si le spectacle n'est pas bon, ils ne se sentent pas tenus d'applaudir. En revanche, quand ils aiment, ils lui réservent un très bon accueil."

ÉRIC VIGNER n'avait pas encore l'âge des barricades en mai 68. Il est d'une époque qui a connu "la fin des illusions, la fin des utopies". "Je ne crois pas aux systèmes mais aux individus, à leur capacité de rencontre. Les sentiments, l'amour, c'est ce qui reste quand on a vidé les idéologies. Les discours, je m'en méfie. Comme les vestes, ils sont réversibles."

Et le théâtre, c'est comme la vie. "S'il n'y a pas de sentiment, de générosité, de poésie, ça ne m'intéresse pas: c'est à côté de la plaque". Son théâtre, il veut l'adresser "au reste d'enfant qu'il y a en nous. Pas à la tête, au coeur. Je souhaite que l'on y vienne pour le plaisir, pour l'émerveillement. Pour la poésie. Pour être ailleurs et avec soi-même, exactement comme quand on regarde la mer."