Le Monde · 21 Juin 1996 · TRAFICS D'ART

Le Monde · 21 Juin 1996 · TRAFICS D'ART
Trafics est censé ouvrir un marché qui ferait circuler les visiteurs entre les arts décoratifs et les arts de la scène.
Presse nationale
Avant-papier
Jean-Louis Perrier
21 Juin 1996
Le Monde
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Le Monde

21 Juin 1996 · Jean-Louis Perrier

Après les Allumées, Nantes s'ouvre aux Trafics · La nouvelle aventure de Jean Blaise, entre design, danse et théâtre, au Lieu Unique, les anciennes usines LU

Après l'extinction prématurée des dernières Allumées par Fidel Castro (Le Monde du 11 octobre 1995), Jean Blaise, directeur du CRDC (Centre de recherche pour le développement culturel), a relancé Nantes et sa région dans une nouvelle aventure : Trafics. À la différence des Allumées, Trafics se déroule en un seul lieu, l'ancienne usine LU, devenue Lieu Unique. Jean Blaise n'a cependant rien rogné sur la multiplicité des ouvertures d'une manifestation - qui est aussi un manifeste - bien ancrée dans la provocation dont il use en professionnel. Celle que proclame l'une des citations écrites au pochoir sur les murs : "Les consommateurs de culture me font parfois penser aux spectateurs d'un accident."

Ni messe ni kermesse, Trafics est censé ouvrir un marché qui ferait circuler les visiteurs entre les arts décoratifs et les arts de la scène. Le rez-de-chaussée est constitué d'un vaste déambulatoire, où l'architecture industrielle fait merveille en halle reconquise. Les tréteaux tenus par de jeunes créateurs convergent jusqu'au piano central où un frac vient sonner l'heure chez Debussy, Satie ou Fauré. Bijoux, accessoires et vêtements, présentés sur les étals, oscillent entre produits artisanaux et prototypes pré-industriels. L'ensemble tient plus du salon que du marché. D'ailleurs il y a aussi des salons (de maquillage, de tarot, de thé, de lecture et le désormais inévitable cybersalon).

"Lieu de vie, lieu d'art"

"Avec Trafics j'ai mélangé les arts nobles: theâtre, danse, musique et art de vivre, design et mode, estime Jean Blaise. Ils ne se rencontrent pas dans le réseau culturel. Le secteur public a beaucoup à apprendre du secteur prive, qui est contraint d'inventer des systèmes parallèles, des marchés. Son économie nous apporte énergie et vitalité. Trafics doit être le laboratoire de ce croisement. Le problème est de sortir du conformisme des structures. C'est pourquoi nous testons notre friche industrielle, Lieu unique (l'ancienne usine LU). Nous voulons en faire d'abord un lieu de vie, ensuite un lieu d'art. Un lieu où il y aurait, pourquoi pas, une garderie, une épicerie de nuit, un restaurant. Nous allons donc poursuivre les Trafics jusqu'en 1999, et, simultanément, entreprendre des Fins de siècle, plus proches de ce qu'étaient les Allumées. Les invitées seront Johannesburg en 1997, Tokyo en 1998 et New York pour entrer dans l'an 2000."

Quarts d'heure pour 20 F

La dégustation de grands crus (Chàteau Yquem, Petrus, Romanée-Conti) au prix de 50 F le centilitre peut susciter des réflexions aussi stimulantes. Chaque quart d'heure passé en compagnie de l'oenologue-pédagogue de service apparait comme une introduction à la consommation du théâtre. D'autant que la leçon de dégustation constitue pour les chalands un spectacle en soi, qui semble, quels que soient les convives, mis en scène avec la même rigueur, afin d'imposer l'idée de spectacle court. Car il ne faudrait pas oublier que l'essentiel de Trafics se joue sur d'autres scènes et sur l'idée d'une durée identique, celle de quarts d'heure (joués, dansés, chantés pour 20 F), que Jean Blaise avait déjà largement développée lors du Festival de Saint-Herblain. Pas plus que le livre à 10 F ne propose forcément un texte au rabais, le quart d'heure n'est un sous-spectacle. Chaque œuvre est une création à part entière, écrite et mise en scène pour la circonstance et le lieu. Son intensité se renforce par l'engagement des interprètes, qui en sortent, disent-ils, aussi épuisés que d'une longue pièce. Le petit nombre de spectateurs acceptés, une t'entaille à chaque fois, l'ab- sence de salut final, renforcent l'idée d'un moment fort, unique. d'une innusion tolérée. La quinzaine de spectacles parait difficile à épuiser en une soirée. Christiane Cohendy, sous la direction de Robert Cantarella, nous fait la confidence chantée de son théâtre personnel : Jean-François Duroure danse la désespérance de la solitude et celle de la collectivité; Olivier Py exhorte à la vertu poétique: Éric Vigner, en affamé d'histoire, grignote celle des biscuits LU. Le Purgatoire (qui double le quart d'heure, soit 30 F l'entrée), de Serge Noyelle, plus spectaculaire, joue de la déambulation comme d'un montage, joué en boucle. Les instruments sont généralement modestes: du sable et du sel, du papier et des bougies, de la sueur et des mots. Rien dans tout cela qui raccorde particulièrement aux trafics de l'espace marchand. Significativement, Jean Blaise aura placé le marché au niveau de la rue, dans la pleine lumière du solstice, et le théâtre dans la pénombre des souterrains et des greniers. Le jour et la nuit.