Du Fringe à la création · Chloé Dabert · Tommy Milliot

Quand le Fringe mène à la création d'un spectacle abouti: Chloé Dabert et Tommy Milliot transforment l'essai.
Note d’intention & entretien
David Roué
Aoû 2013
Magazine N°6 du Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés
Espace de liberté proposé à des artistes désireux d’expérimenter, le Fringe peut se traduire par une ébullition artistique menant à la création d’un spectacle abouti : cette saison, CHLOÉ DABERT et Tommy Milliot transforment l’essai.

DU FRINGE À LA CRÉATION Le rôle d’un centre dramatique, ce n’est pas seulement de proposer à la carte un ensemble de spectacles drôles/ émouvants/dansés/chantés, c’est surtout d’établir un lien entre les artistes et le public. À une époque où la culture est de plus en plus un objet de consommation comme les autres, il paraît important d’offrir à des créateurs un espace de liberté où la rencontre avec le public peut se faire autour de projets atypiques ou encore en chantier. Le Fringe, au-delà d’une simple carte blanche, c’est un peu cela: une façon d’investir les plateaux du Théâtre de Lorient en proposant à des artistes, confirmés ou en devenir, de travailler selon leurs désirs en leur fournissant un accompagnement technique de qualité. La formule est invariable: deux semaines de travail intense, une forme libre, une présentation finale en forme de test, de brouillon décomplexé avant le grand œuvre. Les spectateurs ont la chance d’assister, c’est selon l’envie de l’artiste, à un chantier qui restera en l’état, à la genèse d’un spectacle futur ou encore à une performance unique.

Depuis deux ans, le Fringe a ainsi accueilli une dizaine d’artistes pour autant de projets aussi différents que réjouissants. Il y eut du théâtre bien sûr, avec Tictac, la première mise en scène de l’académicien Vlad Chirita; il y eut une installation vidéo avec Just a perfect day de Marc Lainé; il y eut de la musique avec Meredith Monk et son On Behalf of nature. Surtout, il y eut des projets à la croisée des chemins et des arts. On n’oubliera pas notamment Transmission, le spectacle performance de Scott Turner Schofield, sur la génération d’artistes new-yorkais emportés par le SIDA. Moment queer, moment "one-shot" aussi; ce n’est pas le cas de tous les Fringe. Ainsi L’Oubliée, la quête onirique et circassienne proposée par la jeune comédienne Raphaëlle Boitel il y a deux ans, se prolonge aussi cette saison en une mise en scène beaucoup plus étoffée.
Car au-delà de la performance, de cet instant de grâce pour artistes en quête d’expérimentations et spectateurs curieux, le Fringe permet aussi à de jeunes metteurs en scène de mettre le pied à l’étrier avant de se lancer dans le grand bain. C’est le cas de Tommy Milliot et CHLOÉ DABERT: leurs Fringe débouchent cette saison sur des spectacles à part entière, présentés au Studio et au CDDB. Cet espace de liberté prend alors tout son sens. Dans l’univers actuel du spectacle vivant, il y a peu de place finalement pour l’expérimentation. Soumises aux mêmes impératifs de rentabilité immédiate que le reste de la société, les salles risquent à terme de privilégier les metteurs en scène établis, les mêmes spectacles blockbusters au détriment de la jeune création. Le Fringe, en offrant à des "débutants" de travailler dans de bonnes conditions, en fonction de leurs désirs, sans objectif commercial immédiat, permet de saisir sa chance au vol, de se lancer. C’est de cette façon, par exemple, que la carrière de metteur en scène d’Arthur Nauzyciel a été lancée: Molière Molière, sa première mise en scène, était une carte blanche réunissant des interprètes amateurs et professionnels en 1996.
CHLOÉ DABERT a un début de carrière relativement similaire à celui d’Arthur Nauzyciel: comme lui, elle a mené des formations théâtrales dans des lycées et collèges de la région. Comme lui, cette carte blanche est sa première mise en scène professionnelle. Elle voulait un texte coup de cœur, d’un auteur qu’elle avait découvert justement à l’occasion d’un atelier avec des adolescents: Dennis Kelly. Le choix s’est porté donc sur Orphelins, une pièce qui tourne autour de la famille, de ce qu’on est prêt à risquer pour préserver le clan: un soir, Liam, couvert de sang, interrompt un dîner chez sa sœur et son beau-frère, Helen et Dany. Le couple veut comprendre ce qui s’est passé, mais le récit du garçon est confus. Tellement confus que Liam devient un personnage de plus en plus ambigu, de plus en plus noir, qui va embarquer sa famille dans ce que l’être humain a de plus sombre... Le Fringe aura permis à Chloé et à son trio d’acteurs, Servane Ducorps, Sébastien Éveno et Julien Honoré, de défricher cette pièce très technique: l’écriture rythmique, musicale, parfois hachée, imposait un travail rigoureux sur le texte. La scénographie n’était pas en reste, avec une scène quadrifrontale, carré qui représente l’appartement où les quatre murs sont transparents, et les spectateurs installés autour de la scène, comme pour la cerner.
Les spectateurs étaient dans une position de voyeurs de la tragédie qui se jouait... Et le seront toujours dans la création d’Orphelins cette année: après une nouvelle résidence au CDDB, CHLOÉ DABERT présentera cette fois l’intégralité de la pièce, avec la même distribution et une scénographie retravaillée, toujours en quadrifrontal. Il reste encore beaucoup à explorer dans ce texte: notamment le travail sur l’humour (très noir), sur des éléments du texte qui avaient été laissés de côté, sur la précision du geste et du jeu. CHLOÉ DABERT nous entraînera donc à nouveau dans ce que le texte de Dennis Kelly a de plus troublant : une écriture tellement sur le fil, tellement tendue qu’on a l’impression d’assister à un reality show qui se détraque, à un épisode d’une série romantique où, tout à coup, le monde extérieur envahit le petit cocon surprotégé qu’un couple parfait s’est construit au milieu d’une zone de guerilla urbaine...
De cocon protecteur il est également question dans la première mise en scène de Tommy Milliot, qui gagne le concours du titre le plus long de la saison: Il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre (surtout lorsqu’il n’y est pas). Là encore, le Fringe a permis à ce projet atypique d’exister, tout simplement. C’est à la fois un spectacle pour enfants qui s’adresse aussi aux adultes, une réflexion sur le langage, sur le rapport entre soi et les autres, un mélange de théâtre, de danse et d’arts plastiques. C’est un laboratoire, une mise en scène d’un album d’images et de texte pour "voir ce que ça produit", à travers une adaptation de La Règle d’or du cache-cache, un livre pour enfants de l’artiste associé au CDDB Christophe Honoré et de l’illustratrice Gwen Le Gac. Il est difficile... met en scène l’histoire de Katell, petite fille qui se fait tancer par ses parents parce qu’elle voit des choses étranges durant une partie de cache-cache : animaux, couleurs, formes, végétation... Toute la difficulté de l’adaptation littéraire étant de ne pas tomber dans l’illustration, Tommy Milliot avait fait le choix de nous faire littéralement entrer dans le livre, avec un grand écran où étaient projetées des images, la plupart du temps issues des travaux de Gwen Le Gac, mais aussi des jeux d’ombres et d’autres types de projections. Les images se reflétaient sur une surface plane au sol, remplie d’eau, dans laquelle évoluaient les comédiens, donnant un effet de livre ouvert où les personnages prenaient vie.
"On invente, on cherche ensemble..." Tommy Milliot, membre de l’Académie, avait choisi pour cette première mise en scène de "montrer" la littérature jeunesse de Christophe Honoré avec ses collègues de l’Académie, une manière de pousuivre le travail mené pendant trois ans avec Éric Vigner. Pour l’Académicien, « quand on est jeune créateur, on peut facilement se perdre parce qu’on ne sait pas trop où on va » et le temps très court du Fringe permet d’avoir un but, de ne pas se perdre en cours de route. Deux semaines de travail, c’était finalement très peu pour une réflexion sur le texte très poussée et une scénographie démesurée : l’écran est très grand, comme ce que voit Katell, le public très petit, comme les adultes du livre. Une mise en scène « à l’instinct » où l’on met de l’eau parce que c’est dans l’eau que l’on voit les choses.
Le Fringe permet de tester ce genre de dispositif iconoclaste : on retrouvait dans cet essai bientôt transformé une fraîcheur, une candeur qui rappelait l’enfance. En résidence cette année avant la création, ce spectacle ne changera pas non plus fondamentalement, il conservera le même principe du livre ouvert, mais le temps de résidence permettra de travailler sur les liens entre les différents tableaux qui composaient le Fringe, de polir un premier essai qui ne manquait pas d’énergie.

Orphelins et Il est difficile..., en commençant par un Fringe et en aboutissant cette année à une création, montrent la dimension d’accompagnement des artistes nécessaire pour entretenir un vivier de créateurs. L’accompagnement ne se limite d’ailleurs pas à une représentation : c’est aussi de toute une démarche technique et professionnelle qu’il s’agit, dans les relations avec les acteurs, le public, la presse, les diffuseurs et les techniciens. Proposer des spectacles hors norme, en Bretagne, à Lorient, donner leurs chances à des artistes débutants, c’est aussi le pari sur l’avenir que lance le Fringe et ses nombreuses (on l’espère) déclinaisons.

DaviD rouÉ