Libération · 17 avril 2004 · "...OÙ BOIVENT LES VACHES."

Libération · 17 avril 2004 · "...OÙ BOIVENT LES VACHES."
Une mise en scène déroutante qui prend la pièce au sérieux, lui donne une profondeur, une gravité et un mystère inattendus.
Presse nationale
Critique
René Solis
17 Avr 2004
Libération
Langue: Français
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Libération

17 avril 2004 · RENÉ SOLIS

L'humour «vaches» de DUBILLARD

"La plus importante de mes pièces" (la plus déroutante aussi), déclarait Roland DUBILLARD il y a peu, à propos d'"...Où boivent les vaches". Pour la création, en 1972 par la compagnie Renaud-Barrault, dans une mise en scène de Roger Blin, l'auteur se fit également acteur. Si l'on y retrouve les ingrédients du grand déraillage dubillardien, avec une situation de départ presque plausible - un journaliste se présente devant la maison d'un poète célèbre pour l'interviewer, suivie d'une plongée dans l'absurde rythmée par les meuglements d'une vache, la pièce emprunte aussi d'étranges corridors.

Mythe d'Orphée.

Dans cette histoire de "poète qui se rend compte que la gloire est truquée", dixit toujours DUBILLARD, le metteur en scène ÉRIC VIGNER n'a certainement pas tort de lire une variation sur le mythe d'Orphée : Félix, le poète à la lyre, s'interroge sur la nature de son art et fuit le monde, mais son refuge est aussi un enfer. Le directeur du Théâtre de Lorient, qui n'oublie jamais de rappeler qu'il est entré dans le théâtre en passant par la Maison d'os du même DUBILLARD, a imaginé pour "...Où boivent les vaches." une grande mise en scène. Déroutante, elle aussi, dans sa façon de prendre la pièce au sérieux, de lui donner une profondeur, une gravité et un mystère inattendus.

Rien de solennel pourtant: le rire est là, porté par des acteurs qui savent développer, ensemble et séparément, l'élégance du ridicule, la finesse pince-sans-rire, la folie douce, toutes qualités qui éclatent lors de la scène où le ministre vient, au nom du gouvernement, passer commande au poète - qui est aussi architecte - de la fontaine de Médicis ("Mais elle existe déjà !" "Justement, cela n'en sera que plus facile.", etc.). Hélène Babu, Jean-Damien Barbin, Pierre Gérard, Thierry Godard, Micha Lescot, Marc Susini, Jean-Philippe Vidal et Jutta Johanna Weiss sont au diapason.

Mais ce registre n'est pas le seul. ÉRIC VIGNER a imaginé une scénographie mobile, avec les hauts murs de la maison peints sur des toiles et montés sur des socles que les acteurs font coulisser, laissant voir, dans la deuxième partie, d'autres éléments, un escalier, une cheminée, mobiles eux aussi. Le tout formant un univers flottant, aux éléments à la fois explicites et éphémères.

Trivial.

L'ensemble souffre parfois de baisses de rythme - on ne jurerait pas qu'elles ne figurent pas aussi dans le texte -, mais sans perdre un fil où le rire, le rêve, le fantastique et le trivial s'entremêlent. "Le premier acte n'est qu'un prologue, les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie, et tout cela cousu ensemble fait une comédie. Qu'on en nomme l'invention bizarre et extravagante tant qu'on voudra, elle est nouvelle." La citation est de Corneille, au sujet de son Illusion comique. Qui fut le premier spectacle signé par Vigner à Lorient. De Corneille à DUBILLARD, le metteur en scène garde le cap.