La Croix · 27 avril 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."

La Croix · 27 avril 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."
Dubillard donne libre cours à ses interrogations sur la place de la culture et du poète dans la société.
Presse nationale
Critique
Didier Méreuze
27 Avr 2004
La Croix
Langue: Français
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La Croix 

27 avril 2004 · DIDIER MÉREUZE

L'être ou ne pas être de ROLAND DUBILLARD

Dans le cadre du festival "Dubillard", Éric Vigner ressuscite la folie d'un auteur singulier, entre rire et angoisse

Hiver 1990. Investissant les bâtiments d'une matelasserie désaffectée d'Issy-les-Moulineaux, une trentaine de comédiens faisaient résonner les murs de béton au son de la folie de ROLAND DUBILLARDet sa Maison d'os. La pièce, jouée quelques jours seulement, sans argent, sans attaché de presse, sans publicité, connut un triomphe. Bravant le froid mais averti par le bouche à oreille, les spectateurs furent nombreux à courir la banlieue parisienne au point que le spectacle fut programmé la saison suivante dans le cadre du Festival d'automne. Il était signé Éric Vigner. C'était sa première mise en scène. Coup d'essai, coup de maître.

Depuis 1995, ce comédien au passé de plasticien est le directeur du Centre dramatique national de Lorient. C'est là que, revenant à Dubillard, il a créé " "..OÙ BOIVENT LES VACHES", actuellement à l'affiche du théâtre du Rond-Point, à Paris. Le décor est plus sophistiqué; le délire est le même. Sur fond de célébration d'un "grand poète" vivant avec presse, famille (la mère omniprésente), amis qui témoignent, encensent, confessent. les phrases de DUBILLARD explosent dans toutes les directions. Jeux de mots, coq-à-l'âne, pirouettes... Le loufoque le dispute à l'absurde, le non-sens au surréalisme.

Cependant, comme dans La Maison d'os, le rire, très vite, devient jaune. Sous couvert d'humour et de dérision, DUBILLARD donne libre cours à ses interrogations. Sur la place de la culture et du poète dans la société quand l'art, reconnu, devient officiel; sur, plus encore, l'angoisse terrifiante d'être au monde, sur l'obsession de la naissance, de la mort; sur le sentiment éprouvant du vide existentiel lorsque l'on peut affirmer, comme le poète héros, "je ne suis pas né, je n'en ai aucun souvenir"

Posées sur le plateau, deux immenses façades flottantes d'une maison (celle du poète) emplissent l'espace, redessinant sans cesse ses contours, au rythme de leurs mouvements. La bâtisse est forteresse aux fondations qui reposent dans la terre (celle du cimetière) quand on l'appréhende de l'extérieur. Elle se révèle corps vivant quand elle se découvre de l'intérieur, labyrinthe aux multiples recoins où les personnages se lovent, comme le foetus dans le ventre de la mère, pris au piège de ses entrailles. Parfois, les murs oppressants de couleur sombre s'ouvrent sur une entrée rappelant la gueule d'un célèbre caf' conc' parisien du début de XXe siècle appelé "L'Enfer".

Habillés de costumes aux couleurs qui jurent et qui crachent (habit à queue fleuri, collant rose fluo...), les comédiens entraînent le spectateur en apnée dans cet univers étrange. Incongrus, graves, poétiques. Si, par instants, une baisse de tension peut se faire sentir, le rythme reprend vite. Accompagné d'Hélène Babu (la mère!), Jean-Damien Barbin, Thierry Godard, Marc Susini, Pierre Gérard, Jean-Philippe Vidal, Jutta Johanna Weiss..., Micha Lescot est le "poète" qui, à la fin, se transforme en fontaine, bouche ouverte. Laissant, à la place des mots qui ne veulent plus rien dire, écouler un filet d'eau. Là, le titre est emprunté à un poème de Rimbaud, Comédie de la soif) OÙ BOIVENT LES VACHES...