Revue des deux mondes · Octobre 2002 · SAVANNAH BAY

Revue des deux mondes · Octobre 2002 · SAVANNAH BAY
DURAS dans la maison de MOLIÈRE
Presse nationale
Avant-papier
Brigitte Méra
Oct 2002
Revue des deux mondes
Langue: Français
Tous droits réservés

REVUE DES DEUX MONDES

 Octobre 2002 · BRIGITTE MÉRA

DURAS dans la maison de MOLIÈRE

Le comité de lecture de la Comédie-Française qui se compose en général de l'Administrateur, du Doyen, de six sociétaires et de quatre personnalités extérieures choisies par le ministère de la Culture (en l'occurrence BERTRAND POIROT-DELPECH, PHILIPPE BOUCHER, FLORENCE DELAY et le prix Nobel GAO XINGJIAN) vient de faire entrer au répertoire de la salle Richelieu SAVANNAH BAY de MARGUERITE DURAS.

On peut s'interroger sur le bien-fondé d'une telle décision. Fallait-il faire entrer DURAS au Français ? Non, si l'on considère que le langage de l'auteur relève davantage d'un verbiage banal et ennuyeux qui n'en méritait pas tant. Oui, si l'on pense que l'oeuvre durassienne fait partie du patrimoine théâtral français si frêle du XXe siècle. Non, si l'on est convaincu que le nouveau roman auquel se rattache la quête de l'écrivain aboutit à un échec, une impasse dont le lecteur ou le spectateur ressort passablement déconfit et frustré. Oui, si écrire sur le rien, sur l'indicible, sur l'impuissance, faire du comédien un récitant immobile et anonyme, c'est encore de l'écriture, c'est toujours du théâtre. On le voit, DURAS ne laisse point indifférent. Mais, comme elle le fait remarquer elle-même judicieusement, en 1987, dans LA VIE MATÉRIELLE, "depuis 1900 on n'a pas joué une pièce de femme à la Comédie-Française, ni chez VILAR au T.N.P., ni à l'Odéon, ni à Villeurbanne, ni à la Schaubühne, ni au Piccolo Teatro de Strehler, pas un auteur femme".

Quant aux auteurs français hommes, le dernier en date et toujours vivant est JEAN-CLAUDE GRUMBERG, dont la pièce AMORPHE D'OTTENBURG fut jouée au Français en 2000. Il faut ensuite remonter à 1992 pour trouver un autre auteur français et non des moindres puisqu'il s'agit d'ALBERT CAMUS et de son CALIGULA. Nous ne pouvons que constater avec tristesse la frilosité de la maison de Molière envers nos dramaturges en regard de la production étrangère abondamment accueillie. Serait-ce que nous sommes pauvres en écrivains de théâtre ? Il suffit de jeter un oeil sur la rentrée théâtrale pour s'en convaincre. Mais était-ce une raison suffisante pour faire entrer DURAS au répertoire ? N'y aurait-il pas plutôt là le choix courageux et judicieux d'une pièce d'un abord difficile ? Eh bien, il nous semble que oui !

D'une part, parce que SAVANNAH BAY est assurément la pièce la plus aboutie de MARGUERITE DURAS, c'est d'ailleurs la dernière : elle fut en effet écrite en 1982 pour MADELEINE RENAUD. D'autre part, parce qu'elle condense sous la forme la plus prégnante, la plus poignante qui soit, les obsessions (nous allions dire la thématique) de l'auteur. Enfin, parce qu'elle est magistralement représentée, comme restituée. D'emblée, nous ne pouvons écrire d'entrée de jeu car de jeu, il ne peut y en avoir : "Celui-ci enlève au texte, il ne lui apporte rien, c'est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang."

Écrire sur l'oeuvre de DURAS nécessite une grande rigueur car tous les mots y sont piégés. Une émotion vous tient, sans répit jusqu'à la fin du spectacle, face à ces deux femmes si présentes, si absentes aussi dont, in fine, on ne saura à peu près rien. Il y a là, n'en doutons pas, un moment de pur théâtre, théâtre que l'auteur, pourtant, remet allègrement en question au cours de la pièce, doutant sans cesse de la possibilité de représenter le drame, d'exprimer une parole vraie. D'où vient alors que l'on se sent comme empoigné par le tragique d'une situation aussi vague, de personnages aussi incertains ? Cela provient très certainement d'une combinatoire exemplaire entre le décor, la mise en scène et les comédiennes.

Le décor très dépouillé selon les voeux de DURAS, bien que constitué pour l'essentiel d'un rideau à pampilles à moitié rouges, restitue paradoxalement, par le jeu savant de la lumière, toute la chaleur, les couleurs et les odeurs du Siam et de l'Asie, pour qui la connaît, ainsi que le scintillement de la mer si proche, si omniprésente dans l'oeuvre de DURAS.

Quant à la mise en scène d'ÉRIC VIGNER, qui a travaillé avec l'écrivain en 1993-1994 sur LA PLUIE D'ÉTÉ, elle épouse avec la plus grande rigueur et une extrême humilité les exigences du geste, de l'immobilité, de la parole, des silences si particuliers à MARGUERITE DURAS. Si bien que tout y paraît à la fois parfaitement naturel et parfaitement calculé. Il s'agit là d'un travail admirable qui culmine avec les deux comédiennes, CATHERINE SAMIE (Madeleine) et CATHERINE HIEGEL (la jeune femme) dont on regrettera toutefois qu'elle n'ait pas exactement l'âge, du rôle. CATHERINE SAMIE, souveraine, donne à ses regards, à ses silences, à sa seule présence une intensité rare. Quant à ses paroles de miel et de fiel, le spectateur s'y abreuve avec avidité, tant elle incarne la force et la douceur de la femme éternelle, tant son chant de douleur touche à l'essentiel, au primordial de l'être.

Rien de plus musical en effet que cette cantate à deux voix, aux accents parfois claudéliens, cette mélopée lente, insinuante, parfois violente, ponctuée de blancs, si bien rendue par CATHERINE HIEGEL dont la sûreté de ton et de geste est également à souligner. Rien de plus propre à susciter la fascination que cette musique répétitive qui, à la manière de BACH, creuse le thème de la mémoire et de l'oubli sous toutes ses formes. C'est peut-être là que réside le miracle de cette pièce, dans la musicalité du texte, dans le mot toujours fragile mais toujours juste, ce simple mot lancé dans l'inconnu, dans le doute, rien de plus, sauf la vie même. Grâce soit rendue à MARGUERITE DURAS pour cet amour de la langue française "à la fin d'un jour, juste avant la nuit, quant la lumière s'allonge, illuminante avant de s'éteindre".