Blog Les 3 Coups · 14 novembre 2008 · OTHELLO

Blog Les 3 Coups · 14 novembre 2008 · OTHELLO
Éric Vigner signe avec Othello un précieux spectacle aux dimensions d’opéra : tout y est subtil et calculé.
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Stanislas Dhenn
14 Nov 2008
Blog Les trois coups
Langue: Français
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Les trois coups

9 décembre 2008 · Stanislas Dhenn

Othello, huis clos du vice et de la vert

Othello, ce drame de la jalousie écrit par Shakespeare en 1604 est sans doute un des moins connus du grand public. L’opéra de Verdi (1887) a supplanté la tragédie, et a fait quelque peu oublier les vers qui inspirèrent à Delacroix et Chassériau leurs plus belles gravures. Méconnu – mais non inconnu – dans le sens où il nous apparaît opaque, car ce n’est pas l’amour mais la tromperie qui est cœur de l’action. Tromperie supposée de Desdémone, tromperie machiavélique de Iago. Le drame n’a pas la fraîcheur et l’innocence de Roméo et Juliette, la détresse d’Hamlet et d’Ophélie, la grandeur d’Antoine et Cléopâtre, il n’a que l’humanité des sentiments les plus communs des hommes : passion, haine, jalousie. Peu importe que Desdémone soit une noble Vénitienne ou qu’Othello soit général des armées, c’est dans l’intimité d’une tragédie domestique que nous conduit Shakespeare. En réécrivant la pièce avec Rémi de Vos, son collaborateur artistique depuis toujours, évinçant des scènes et réduisant des personnages à leurs plus strictes justifications, Éric Vigner crée un huis clos psychologique intense et tragique, dans lequel les personnages sont emportés malgré eux vers un destin implacable. Ce qui permet à la tragédie domestique de s’étaler devant nous, dans un flamboiement intense et imperturbable, à la manière du sémaphore qui se dresse sur le plateau éclairant impassiblement l’ultime scène du drame.

"Parlez d’un homme qui aima non avec sagesse, mais qui aima trop."

Le mariage, qui a eu lieu avant la pièce, naît d’une transgression et nous apparaît comme synonyme d’un amour absolu et irréductible. Vincent Németh en Brabantio virulent et agité nous renvoie ce racisme latent, qu’ignorait Shakespeare mais qui parle clairement au spectateur d’aujourd’hui. Celui qui n’imagine pas que Desdémone ait pu aller contre "sa nature, son âge, son pays, sa réputation, contre tout" et courir "vers la poitrine couleur de suie, vers l’horreur, et non le plaisir" touche à l’altérité incomprise de l’homme civilisé, ce rapport à l’autre, à l’étranger que l’on rejette et que l’on juge avilissant. Le Doge (parfait Aurélien Patouillard, qui dans sa jeunesse nous renvoie la fragilité et la dignité du pouvoir), en homme éclairé, fait d’Othello son alter ego, et, selon Jacques Derrida, neutralise ainsi "son altérité absolue". Qui imaginerait un Maure détenant les armes d’une république sans provoquer la haine ? Qui imaginerait une démocratie occidentale porter au pouvoir un homme "couleur de suie" ? La question trouve un écho intéressant au vu des derniers évènements politiques internationaux.

Si l’on peut regretter la nonchalance de Samir Guesmi lors du premier acte, on la comprend néanmoins mieux lorsqu’elle s’oppose à la fougue presque bestiale du monologue du troisième : la folie naissante d’Othello donne à la passion ce que l’amour n’avait pas, de la contrariété naît l’intensité. On le comprend : Othello est humain avant d’être héros. D’ailleurs, il ne monologue pas, à la manière d’un Richard. La fragilité qui caractérise l’acteur d’origine maghrébine permet d’accentuer la psychologie du personnage, non pas aveuglé mais manipulé par son enseigne. Car, comme le démontrait J. Stewart dans son étude Character and Motive in Shakespeare, "Iago est un instrument d’Othello par lequel Othello entend une voix intérieure". Parallèlement, le choix d’Éric Vigner de faire de Cassio un homme discret et commun (Thomas Scimeca), à l’encontre de l’archétype du bel homme dont on a l’habitude, renforce la vertu et l’intégrité de sa Desdémone. À l’opposé, Michel Fau figure un Iago tel que le voyait Coleridge : incarnant le mal gratuit, sans cause ni mobile. Le vice qui le caractérise, à la fois dans son cynisme et sa vulgarité délicieusement grotesque, amplifiant ainsi son caractère ambigu et sibyllin, dote le personnage d’une force d’envoûtement indéniable. "Le vrai visage de l’infamie ne se montre que dans l’action" dira-t-il dans l’acte II. Michel Fau joue sur tous les registres de la vilénie et apparaît comme un Méphistophélès perfide et monstrueux, manipulant un Samir Guesmi chevaleresque fragilisé par son amour. La scène du mouchoir est sans doute le paroxysme de l’affrontement des deux amants : Bénédicte Cerutti a pour elle la grandeur de l’innocence, la pureté d’une sainte, la détresse ingénue de l’héroïne tragique. Néanmoins, Samir Guesmi, envoûté par un Michel Fau machiavélique au possible, ne la voit plus que par les yeux de Iago, et ne peut, dès lors, la croire, l’aimer, la laisser vivre. À partir de là, tout est perdu : Desdémone, dans sa démarche obstinée à faire réhabiliter Cassio, signe elle-même son arrêt de mort, tandis qu’Othello s’enfonce dans la noirceur de la vengeance.

"C’est une mort contre nature de mourir d’aimer. "

Bénédicte Cerutti s’impose sur la scène avec brillance, exprimant à la perfection l’affaiblissement de la jeune fille : à la détermination qui lui fait tenir tête à son père devant le Doge lors de l’acte I, où on la voit majestueuse et impérieuse, succède la lente anémie du cœur et de l’esprit : elle ne comprend la haine de celui pour qui elle a renié son père, son sang, sa race (à l’instar d’une Juliette) et cessera de lutter lorsqu’il la traitera de "Démon" à l’acte IV et qu’elle lui répondra : "Je n’ai pas mérité cela". Notons que disdaimôn en grec signifie "malheureux" et "infortuné" et que Bénédicte Cerutti, dans la douleur muette qu’elle laisse transparaître dans cette simple phrase "Je n’ai pas mérité cela", nous entraîne dans l’affliction la plus noble. On atteint ici l’apogée de la tragédie : épars sur le plateau, les autres protagonistes assistent impuissants au reniement d’Othello. Lorsque le Maure frappera sa femme, les témoins sur scène détourneront subtilement leurs regards, dans la lente et délicate chorégraphie qu’a su imposer Vigner, refusant de voir ce que le spectateur, lui, ne peut faillir de voir, hypnotisé par le dégoût d’Othello.

La jeune comédienne est judicieusement servie par l’énigmatique Emilia, interprétée par Jutta Johanna Weiss. Parfaite dans son rôle de camériste, l’actrice d’origine autrichienne s’intègre à merveille dans la scénographie de Vigner et donne une dimension imparable à ce personnage secondaire, dont l’apothéose sera la mort, clamant l’innocence de sa maîtresse : "Elle était chaste. Ô cruel Maure, elle t’aimait !". La belle voix de contralto s’éteint, le corps vacille et s’abîme sur le plateau tournant, l’éloignant et la rapprochant du public dans un rythme régulier, donnant à sa mort une présence obsédante, tout en évitant un amoncellement de cadavres qui aurait desservi la scénographie tout en clair-obscur du dernier acte.

Un opéra de la parole

Le décor nous rappelle qu’Éric Vigner fut plasticien avant d’être metteur en scène, et le scénographe prend le pas sur le directeur d’acteurs. Ces hauts panneaux mobiles, moucharabiehs aux couleurs changeantes selon l’éclairage, Vigner les exploite avec une intelligence rare, jouant sur l’opposition du noir et du blanc, du vide et du plein de l’espace scénique, et, lorsqu’il y met de la couleur, leur donne une force qui va jusqu’à nourrir et imprégner ses acteurs (Samir Guesmi immergé d’orange, debout sur la passerelle lors du IIIe acte). Lors de l’arrivée à Chypre (acte II), où le fond noir du plateau fait place à un bleu céruléen qui se reflète sur le sol miroitant d’ébène, le créateur lumière Joël Hourbeigt nous fait assister à une aube si féerique que Rimbaud n’aurait pu la décrire, et où, une fois la réflexion totale sur le plateau, l’on se noie dans le plus beau tableau que Rothko aurait peint. Se détachent alors sur ce firmament d’azur les silhouettes des acteurs en ombre chinoise, tels de frêles marionnettes annonçant la fin de la guerre. Un moment de grâce dans un monde qui sombrera bientôt dans les ténèbres.

Maeterlinck estimait que les grands poèmes de l’humanité – tels Othello ou Macbeth – ne pouvaient être destinés à la scène, le poème étant une œuvre d’art que la représentation venait contredire. "Tout chef-d’œuvre est un symbole, et le symbole ne supporte jamais la présence active de l’homme. Il faudrait peut-être écarter entièrement l’être vivant de la scène." Or Éric Vigner, en assimilant complètement les acteurs à sa scénographie, permet de faire oublier la présence de l’homme ; l’"éclipse totale du soleil et de la lune" a lieu, le noir et le blanc se sont alliés, et ce n’est pas la "terreur" qui a été engendrée, mais l’harmonie d’une esthétique finement ciselée, où l’homme a sublimé sa propre nature.

Éric Vigner signe avec Othello un précieux spectacle aux dimensions d’opéra : tout y est subtil et calculé. Les costumes aux allures futuristes à la Star Wars, qui se souviennent habilement du quattrocento ; l’imposant ballet des décors amovibles réglé avec parcimonie et sachant s’effacer derrière la polyphonie des voix ; la palette des états d’âme allant du grotesque le plus bouffon à la noblesse probe et vertueuse comme il sied chez Shakespeare. Ainsi, le metteur en scène maîtrise-t-il chaque détail de sa partition et de son espace. Si Othello nous apparaît comme un mythe tant sa renommée est grande, Vigner lui donne une humanité qui, avec art, hésite entre le vice et la vertu, le noir et le blanc, le jour et la nuit.