Descartes et Cie (Postface Extraits) · Stéphane Patrice · OTHELLO

Descartes et Cie (Postface Extraits) · Stéphane Patrice · OTHELLO
"Othello aujourd'hui", extrait de la postface de Stéphane Patrice pour la nouvelle traduction d'Othello par Rémi de Vos et Éric Vigner.
Texte
Stéphane Patrice
2008
Éditions Descartes et Compagnie
Éditions Descartes & Cie
Langue: Français
Tous droits réservés

Othello aujourd’hui

Postface · Éditions Descartes et Cie · Stéphane PATRICE

L’OTHELLO de SHAKESPEARE est déjà une réécriture d’un texte de l’italien GIRALDI CINTHIO (1565). SHAKESPEARE propose son OTHELLO en 1604, au moment du centenaire de la naissance de CINTHIO (1504-1573). Quatre siècles plus tard, ÉRIC VIGNER décide de réécrire OTHELLO. Il ne s’agit ni véritablement d’une traduction ni d’une adaptation – même si après l’italien et l’anglais, l’histoire du Maure de Venise poursuit son nomadisme linguistique, pour une nouvelle fois être travaillé par le français et travailler en retour la culture française –, mais davantage d’une nouvelle proposition, d’une nouvelle écriture, d’une composition ou recomposition.

ÉRIC VIGNER propose donc son regard d’artiste sur un texte qu’il co-travaille avec RÉMI DE VOS comme une écriture plurielle à quatre mains, comme une partition musicale, orchestrale, qui unit un metteur en scène et un auteur, dans une perspective intertextuelle et transhistorique, davantage que dans un souci d’une fidélité soucieuse de la lettre shakespearienne et de l’esprit élisabéthain.

Dans le parcours d’ÉRIC VIGNER, WILLIAM SHAKESPEARE s’inscrit au cœur d’un souci du contemporain, à la suite notamment de MARGUERITE DURAS, RÉMI DE VOS et BERNARD-MARIE KOLTÈS. À l’image de KOLTÈS (LE JOUR DES MEURTRES DANS L’HISTOIRE D’HAMLET, LE CONTE D’HIVER), VIGNER/DE VOS ont travaillé en langues inverses pour réintroduire la langue et le corps de SHAKESPEARE dans la langue française contemporaine.

ÉRIC VIGNER et RÉMI DE VOS s’inscrivent ainsi dans une histoire des réécritures qui déplacent les enjeux, de texte à texte, de contexte à contexte, de scène à scène et de l’écrit à la scène, et transgressent les temps en télescopant aussi les géographies pour mettre en question la patrie. Othello, le personnage, mis en texte et en scène par ÉRIC VIGNER n’est donc pas tout à fait le même que celui de SHAKESPEARE sans pour autant être complètement un autre. Le personnage, comme la tragédie à laquelle il donne son nom en titre, a été déplacé, en vertu de son origine même, son nomadisme originel, déplacé contre son gré – lui qui entendait défendre dans la tragédie shakespearienne les terres vénitiennes – pour jouer aussi avec l’histoire de France. Le masque d’Othello fait signe vers cette Mauritanie qui, au cœur de l’Afrique noire, se laisse traverser par le corps non pas barbare, mais berbère. ÉRIC VIGNER éclaire la lignée royale d’Othello d’un chiffre arabe, une origine touareg, une enfance nomade. VIGNER/DE VOS réécrivent OTHELLO aujourd’hui, en France. Ils déplacent le drame, dans le temps et dans l’espace, pour l’inscrire à fleur de peau, la fleur des arbres d’Arabie.

L’OTHELLO d’ÉRIC VIGNER, metteur en scène du bord de mer tourné à plus d’un titre vers l’Orient, ne se contente pas de relier des temps disjoints, il joint aussi des géographies, des religions ou des civilisations qui s’exacerbent depuis le déclin des grandes idéologies politiques. Et si OTHELLO renvoie la France à ses colonies, OTHELLO renvoie aussi à la question de la souveraineté de Chypre aujourd’hui, et à la question de la souveraineté en général.

ÉRIC VIGNER voit en OTHELLO l’image même de la guerre, de la volonté de puissance, territoriale, patrimoniale et matrimonial. Loin de se réduire à une tragédie domestique, au drame de la jalousie, au rapport de l’homme et de la femme, loin de la question de l’adultère et de l’honneur d’un homme, le mariage vénitien échoué à Chypre est alors lisible comme l’échec du colonial, et la difficile et persistante incommunication entre les cultures, entre les peuples.

L’OTHELLO d’ÉRIC VIGNER rompt les codes d'un théâtre absolument fidèle, continental, pour brouiller les territoires, les couleurs et les ordres, et par-delà la psychologie des personnages explore l'âge du monde, l'âme du monde.

STÉPHANE PATRICE