Libération · 2 juillet 2001 · SAISON 2002

Libération · 2 juillet 2001 · SAISON 2002
Trois artistes, devenus directeurs d'un Centre dramatique national, dénoncent des structures dépassées et étouttantes.
Presse nationale
Avant-papier
René Solis
02 Jul 2001
Libération
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Libération

2 juillet 2001 · Par RENÉ SOLIS et JEAN-PIERRE THIBAUDAT

Retrouver la liberté

SÉRIE Trois artistes, devenus directeurs d'un Centre dramatique national, dénoncent des structures dépassées et étouffantes.

«Mais où est donc le théâtre?» Sous ce titre, et durant toute la semaine, «Libération» se propose, en préambule au Festival d'Avignon, de dresser un état des lieux du théâtre public en France. Ou comment cette machine, qui semble tourner à plein régime, alimentant un réseau unique au monde de salles et d'institutions, donne d'inquiétants signes de faiblesse. Perte de repères esthétiques, politiques, symboliques, diminution des moyens, recul de la création, inadéquation entre les lieux et les artistes, le paysage théâtral manque de boussole.

Au début des années 90, ils avaient 30 ans ou moins et représentaient la relève: une nouvelle génération de metteurs en scène, à la tête de jeunes compagnies, souvent très remontés à l'égard de leurs aînés endormis dans des institutions. Certains, parmi les plus critiques, ont depuis franchi le pas: prendre la tête de l'une des institutions en question pour la transformer de l'intérieur. Tel est le cas d'ÉRIC LACASCADE à Caen, d'ÉRIC VIGNER à Lorient et de STANISLAS NORDEY au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis. Tous trois ont déjà effectué un mandat de trois ans, avant d'être renouvelés. Mais STANISLAS NORDEY, confronté à un déficit majeur qui a scellé la mort de son projet de «théâtre citoyen», a choisi de ne pas aller au terme de son deuxième mandat et quittera les lieux en décembre 2001, le déficit une fois résorbé. Leurs expériences les ont confortés dans une idée: les Centres dramatiques nationaux, fers de lance de la décentralisation, conçus à l'origine comme des outils au service des artistes, sont presque partout devenus l'inverse: des structures auxquelles les artistes doivent se soumettre. Ce que STANISLAS NORDEY résume ainsi: «Si tu es en train de répéter à la Fonderie du Mans (lieu indépendant fondé par le Théâtre du Radeau de François Tanguy, ndlr) et que tu as une idée à minuit moins cinq, tu peux continuer jusqu'à 4 heures du matin. Si cela t'arrive à Nanterre ou à la Colline, tu es obligé de t'arrêter parce que les techniciens rentrent chez eux. Tu ne peux pas pousser un moment de grâce jusqu'au bout. Pourquoi Peter Brook, Ariane Mnouchkine ou Tanguy durent-ils? Parce qu'ils ont pu créer leur propre outil de production.»

Cet outil, ÉRIC VIGNER, à Lorient, a pu le modeler à son image car la structure de départ était légère. «Il y a dix permanents, ce n'est pas une grosse maison. J'ai pu ainsi fonctionner comme si j'étais une compagnie. Initier quelque chose. Découvrir, produire et accompagner des artistes. Et je crois que pour des jeunes artistes, c'est mieux d'avoir un lieu ainsi, relativement protégé. Aujourd'hui, l'artiste doit s'inscrire dans les réseaux de diffusion mis en place; une fois qu'il a inventé et a été reconnu, on lui dit: "Faites ça pendant vingt ans." Or, il manque des endroits où l'on se préoccupe vraiment d'art, où l'on essaie d'être visionnaire, sans souci de rentabilité. C'est ce que nous avons essayé de faire à Lorient.»

Comme en écho, ÉRIC LACASCADE à Caen a placé en exergue de son action une phrase de Kantor: «La finalité n'est pas inhérente à l'acte créateur et à l'œuvre d'art.» L'ancien animateur du Ballatum Théâtre et admirateur de Grotowski estime qu'il est parvenu à créer une «bulle [qui] échappe à l'industrialisation forcenée de l'entreprise de spectacle». La recherche et l'enseignement occupent une place centrale dans son théâtre, à travers le Cret (Centre de recherche et d'expérimentation théâtrale). «Mais les tutelles n'arrêtent pas de me demander: "A quoi ça sert un centre de recherche? Une école?" Je défends une notion de non-rentabilité à court terme, de non-rentabilité du tout.»

Combat. Pour VIGNER comme pour LACASCADE, ne pas réduire l'art aux impératifs économiques est un combat quotidien. «Pour l'élaboration d'un projet artistique, où entre une large part d'inconscient, de secrets, il faut du temps et de l'argent, dit VIGNER. Aujourd'hui, il serait impossible d'imaginer un Théâtre du Soleil ou les Bouffes du Nord de Brook. Il n'y aurait pas d'argent pour. Et l'on ne croit plus aux artistes mais aux acteurs culturels. Alors qu'un artiste ne peut pas être un acteur culturel. Si l'acte artistique est déjà quelque chose d'inconnu pour soi- même, il l'est à plus forte raison pour les autres. C'est toute l'ambiguïté du système des coproductions, avec le temps et l'énergie dépensés dans la recherche de partenaires, pour se retrouver finalement fragilisés, cantonnés dans des vitrines de qualité. Or, je crois qu'on ne coproduit pas une rêverie.» Et VIGNER imagine une autre économie possible: «On pourrait tenter d'inverser le système des tournées. Plutôt que de présenter dix fois un spectacle et de partir après en tournée, on le présenterait deux mois, en essayant de faire venir des gens à Lorient.»

Au TGP de Saint-Denis, NORDEY a lui aussi tenté d'inverser les logiques, notamment en faisant exploser le nombre de créations annuelles ! entre quinze et vingt ! et en partageant son outil avec des dizaines de compagnies. Il y a cramé le budget de son théâtre et tout son projet. Et dit ne pas le regretter: «Là où il y a de l'incandescence, les choses sont rarement viables. Je me suis emparé de cet endroit. Je ne suis pas gestionnaire, pas raisonnable. Au TGP, il y a au moins eu un brasier. Nous avons posé un acte. Qui peut dire qu'il n'était pas d'accord avec les principes que nous avons annoncés? On a dit "on va le faire" et on l'a fait.»

«Pauvreté». Moins casse-cou, ÉRIC VIGNER, à Lorient, veille à maintenir son budget en équilibre, mais souffre du manque de moyens. «Les artistes s'épuisent à gérer. Au risque que l'institution s'écroule; la force n'est pas dans la gestion, mais dans l'invention.» Avec 8 millions de francs (1,22 million d'euros) par an, dont une moitié pour le fonctionnement de sa maison et l'autre pour l'artistique, il estime ne pas avoir les moyens de ses «rêveries»: «Aujourd'hui, nous sommes au bout de l'esthétique de la pauvreté. Il faut que le théâtre ait les moyens d'être dans la société du spectacle. Si cette génération est condamnée à ne faire que des décors pauvres, on ne pourra pas rivaliser avec d'autres esthétiques. Je prends souvent l'exemple de la peinture. Si, arrivé à 40 ans, tu as envie de peindre des choses dans le genre de Titien, tu as besoin de grandes toiles et de poudre d'or. Ces dernières années, à cause des restrictions, l'imagination des artistes a été mise à rude épreuve.»

De son expérience au TGP, NORDEY tire une certitude: «L'institution n'est pas une machine pour les artistes. Les outils actuels ne sont pas adaptés à la génération qui émerge. L'enjeu n'est pas de remplir les grandes salles mais de faire entendre, de travailler les formes.»

À Caen, ÉRIC LACASCADE estime, quatre ans plus tard, qu'il a pu rester fidèle à son projet d'origine. Mais il sait son action fragile. «Ça marche. Et en même temps, je suis pessimiste. Je n'ai pas l'impression que beaucoup d'institutions empruntent le même chemin. Je sens un intérêt des tutelles pour le travail et en même temps j'ai l'impression de ne peser d'aucun poids. Mais je crois que le problème est plus général: aujourd'hui, la gestion a remplacé la politique. On peut gérer un musée et ne pas avoir de politique. On est dans un pays qui gère bien. Et on a confondu les deux terrains, la gestion et la politique. On retrouve cette tendance au ministère de la Culture. Je peux continuer à gérer. Mais, à un moment ou à un autre, il faut que je m'engage dans une politique artistique qui doit être relayée. Peut-être faudrait-il créer dix maisons comme la nôtre. Cela créerait du mouvement politique, et pas gestionnaire. Les tutelles sont amicales. Mais je me demande tout le temps: qu'est-ce qu'ils veulent? En quoi ma présence est-elle nécessaire? C'est un combat épuisant, on se bat contre des ombres.».