Entretien avec Éric Vigner · Jean-François Perrier · LA FACULTÉ

Entretien avec Éric Vigner · Jean-François Perrier · LA FACULTÉ
Entretien avec Éric Vigner
Note d’intention & entretien
Éric Vigner, Jean-François Perrier
2012
Langue: Français
Tous droits réservés

Depuis 1990, Éric Vigner développe une pratique théâtrale qui s’appuie fortement sur le choix des auteurs, classiques ou contemporains, qu’il veut faire entendre et sur la recherche de formes esthétiques capables de faire naître une scénographie d’aujourd’hui, en lien avec les lieux qu’il investit et le mouvement général des arts. C’est sans doute à sa double formation – études d’arts plastiques et Conservatoire national supérieur d’Art dramatique – qu’il doit la spécificité de sa démarche. Si Dubillard et Duras ont longtemps été ses compagnons de route, il s’est aussi intéressé à Hugo, Corneille et Shakespeare, sans compter Molière qu’il présente à Séoul en 2004, Beaumarchais qu’il fait entendre à Tirana en 2007 et Koltès qu’il met en scène à Atlanta en 2008, témoignant de son intérêt pour les projets internationaux lui permettant de croiser d’autres langues, d’autres pratiques, d’autres publics et d’autres interprètes. Ces rencontres lui ont donné le désir d’imaginer à Lorient, dont il dirige le Centre dramatique national depuis 1996, une « Académie », un espace de transmission, de recherche et de production, où il fait travailler ensemble des acteurs venus de différents horizons. Projet expérimental et laboratoire de théâtre, cette aventure réunit des acteurs originaires du Maroc, de Corée du Sud, de Roumanie, d’Allemagne, de Belgique, du Mali et d’Israël, apportant avec eux leur histoire et leur culture. Ce projet sur trois ans leur a permis de se confronter à des écritures singulièrement différentes : LA PLACE ROYALE de Corneille, GUANTANAMO de FRANK SMITH et aujourd’hui LA FACULTÉ, pièce écrite pour eux par CHRISTOPHE HONORÉ, qui marquera la troisième participation d’Éric Vigner au Festival d’Avignon, après Brancusi contre États-Unis en 1996 et Pluie d’été à Hiroshima en 2006.

Entretien avec Éric Vigner

La pièce LA FACULTÉ, que vous mettez en scène avec les comédiens de l’Académie du CDDB - Théâtre de Lorient, est le résultat d’une commande que vous avez passée à CHRISTOPHE HONORÉ ?

Éric Vigner: Plus qu’une commande, LA FACULTÉ est née du désir de Christophe de participer à un projet que j’ai nommé «L’Académie », une expérience menée avec de jeunes comédiens qui, dès son origine, s’organisait autour d’un travail en trois étapes. D’abord un apprentissage du théâtre baroque et classique, avec LA PLACE ROYALE de Pierre Corneille, puis une plongée dans un théâtre qui se situe entre le documentaire et la fiction, avec GUANTANAMO de FRANK SMITH, et enfin la rencontre d’une pièce contemporaine, écrite spécialement pour les acteurs de l’Académie. CHRISTOPHE HONORÉ, qui est artiste associé depuis 2009 au CDDB - Théâtre de Lorient, m’a proposé d’écrire cette pièce. Il l’a terminée en juillet 2010, juste avant que ne commencent les auditions pour construire l’équipe de l’Académie. Il ne connaissait donc pas les acteurs et savait seulement qu’ils auraient entre 20 et 30 ans.

Qui compose ainsi cette Académie?

Elle réunit sept jeunes acteurs, français d’origine étrangère (Mali, Maroc, Israël), et étrangers (Corée, Allemagne, Roumanie, Belgique). Je voulais trouver des acteurs qui, tout en maîtrisant parfaitement la langue française, venaient d’horizons géographiques et culturels très différents. Il s’agit d’une jeunesse « du monde », qui me semble être représentative aussi de « la jeunesse française » dans sa diversité et ses origines, qu’elles soient ethniques, linguistiques ou culturelles. Les acteurs possèdent chacun trois langues, leur langue maternelle, le français et l’anglais. Pour les besoins de LA FACULTÉ, deux acteurs de nationalité autrichienne et américaine rejoignent cette Académie.

Pourquoi vouloir créer une Académie pour de jeunes acteurs, alors qu’il y a déjà de multiples écoles d’art dramatique ?

L’Académie rassemble l’école, le laboratoire et la troupe. Elle se fonde sur une règle de trois : trois ans, trois textes, trois principes : celui de la transmission, de la recherche et de la production dans un apprentissage direct avec le public. Basée sur un territoire qui est celui de Lorient et inscrite dans une durée de trois ans, elle se pose la question du théâtre et de sa forme, dans une perspective dialectique librement inspirée des principes de Platon. Ce désir est venu des expériences que j’ai pu mener à l’étranger où j’ai mis en scène des pièces françaises classiques et contemporaines dans la langue du pays, que ce soit Le Bourgeois gentilhomme en coréen au Théâtre National de Corée à Séoul, Le Barbier de Séville en albanais au Théâtre National de Tirana ou Dans la solitude des champs de coton en américain aux États-Unis. J’avais envie d’aller plus loin. Sans compter que l’Académie renouvelle le principe d’une permanence artistique au sein d’un Centre dramatique national.

L’Académie se clôturera-t-elle à l’issue de la création de LA FACULTÉ ?

Il est trop tôt pour le dire. J’ai imaginé cette Académie sur la durée de mon mandat de directeur du CDDB - Théâtre de Lorient. D’ores et déjà l’expérience a porté ses fruits et s’est avérée nécessaire. Personnellement, je souhaite la faire évoluer. La prochaine saison, nous tournerons les trois spectacles et je mettrai en scène L’Histoire du soldat de Charles Ferdinand Ramuz, mis en musique par Igor Stravinsky, avec les membres de l’Académie et sept musiciens de l’Orchestre de Bretagne. Après cela nous verrons bien...

Qu’est-ce que ces jeunes acteurs apportent de nouveau au metteur en scène que vous êtes ?

J’ai souvent travaillé avec de jeunes acteurs. La jeunesse est une force, mais elle se double ici des origines étrangères des acteurs. L’altérité devient l’enjeu permanent du travail entre nous. C’est un projet politique, artistique et philosophique à la fois. Le sujet de LA FACULTÉ s’inscrit dans la continuité d’un parcours où les questions qui me passionnent sont les mêmes. Seule la forme change. Qu’est-ce qui pousse Othello à tuer celle qu’il aime ? Qu’est-ce qui pousse les jeunes hommes au crime dans LA FACULTÉ ?

Cette problématique qui traverse votre parcours est-elle très liée au tragique ?

Le tragique est l’endroit le plus dense pour travailler les questions qui fondent notre existence.

La pièce de CHRISTOPHE HONORÉ est-elle une tragédie ?

Oui, une tragédie contemporaine qui traverse tous les thèmes tragiques que le théâtre a développés depuis ses origines : le meurtre sacrificiel, le bannissement, les conflits familiaux, les fratries en crise, l’impossibilité de l’amour, le destin, le secret, l’interdit et son corollaire, la transgression... C’est une sorte de cri de la jeunesse, avec une atmosphère très particulière de nuit et de neige, étrangement sombre et lumineuse à la fois. Une histoire d’amour impossible qui rencontre le crime, avec cette interrogation sur le pourquoi des crimes commis par des gens ordinaires qui, par leur acte meurtrier, rejoignent les grands héros tragiques. Ici, c’est une mère de famille qui renie son fils préféré. Ce qui me paraît également essentiel dans cette pièce, c’est le rapport entre une « loi du jour » et une « loi de la nuit », qui recouvre aussi un rapport entre l’intérieur et l’extérieur, le lieu de la famille et le lieu des rencontres. Les facultés sont des lieux de rencontres multiples, où les échanges ne sont pas forcément liés à l’apprentissage de la connaissance, mais aux expériences et aux deals. Tout cela est très présent dans la pièce.

Quand vous parlez de « gens ordinaires », à qui faites-vous allusion ?

Le milieu social dans lequel évoluent les personnages n’est pas vraiment précisé. Il ne s’agit ni d’un milieu privilégié, ni d’un milieu défavorisé, mais à l’évidence d’un milieu populaire. Les lieux du spectacle sont le campus de nuit, les barres d’immeubles, le terrain de foot désert. Mais la pièce ne se réduit pas à une quelconque analyse sociologique. Ce qui importe, c’est l’écriture de CHRISTOPHE HONORÉ, entre la littérature, le théâtre et le cinéma. Pour faire parler ses héros, il n’utilise pas un parlé quotidien, qui userait de la trivialité pour faire vrai, il invente une écriture violente, parfois crue où gronde le tumulte et résonnent le désir, les rêves lyriques et les pensées rageuses.

Cette pièce est-elle politiquement peu correcte ?

La notion du « correct » et de « l’incorrect » induit celle du jugement dans ce qu’il y a de plus mesquin. Le théâtre se doit d’être le lieu du politique, de l’art et non celui de la moralité. Le crime, dans LA FACULTÉ, nous amène sur le pourquoi fondamental de cet acte, une question qui échappe à toute réduction moralisatrice. Dans LA FACULTÉ, il n’y a pas de recherche du scandale pour le scandale, de la provocation pour la provocation. Il y a une situation tragique, qui met en lumière les contradictions de cette jeunesse et les fonctionnements sociaux. En mettant l’homosexualité – et la peur consciente ou inconsciente qu’elle entraîne – au cœur de sa tragédie, CHRISTOPHE HONORÉ a écrit sans faux-semblants. L’élan amoureux qui agite ces jeunes gens pourrait être considéré comme « romantique », hugolien, puisque cet élan va les mener à la mort.

Dans les didascalies, les indications d’espace sont très cinématographiques : des rues, des appartements, des galeries ouvertes. Comment pensez-vous construire votre scénographie ?

Il fallait trouver le lieu à Avignon qui se prête à LA FACULTÉ. C’est-à-dire qui mette les spectateurs dans la situation de la pièce, qui leur permette d’être devant et dedans en même temps. Pour Brancusi contre États-Unis, on a investi la Salle du Conclave du Palais des Papes, qui est un lieu d’élection, et pour Pluie d’été à Hiroshima, la totalité du Cloître des Carmes. Pour LA FACULTÉ, on a cherché du côté des écoles et j’ai découvert le Lycée Mistral. Nous sommes à l’extérieur, mais pourtant dans l’école. Sur les marches, au seuil, c’est un lieu de passage au sens large. Il m’est immédiatement apparu comme « le lieu » d’une représentation possible. Le lieu « entre » : « entre » le dehors et le dedans, « entre » l’école et la ville, « entre » veille et sommeil.

Propos recueillis par Jean-François Perrier