Blog Rue 89 · 16 Juillet 2012 · L'ACADÉMIE

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L’histoire vagabonde de l’Académie théâtrale de Lorient.
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Jean-Pierre Thibaudat
16 Jul 2012
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16 juillet 2012 · Jean-Pierre Thibaudat

L’histoire vagabonde de l’Académie théâtrale de Lorient

Ils sont sept comme dans un conte de fée. Et, de fait, c’est un conte que cette Académie internationale du théâtre à Lorient (Morbihan), conçue par le metteur en scène ÉRIC VIGNER et réunissant de jeunes acteurs venus d’ailleurs. Rien à voir avec la "Star Ac’" et pas plus avec l’Académie française. On est loin aussi d’une école de théâtre ou d’un conservatoire. Mais au cœur la transmission et ce que VIGNER, directeur du Centre dramatique national (CDN) de Lorient, appelle "l’apprentissage du public".

Corée, Mali, Roumanie, Maroc, Israël...

L’Académie réunit sept acteurs étrangers ou d’origine étrangère, tous parlant le français. Trois ans durant, ils vont rester ensemble à travers diverses rencontres et ateliers et la colonne vertébrale que constituent trois créations (une par an) mises en scène par ÉRIC VIGNER : La Place royale de CorneilleGuantanamo de Frank Smith, d’après des comptes-rendus d’interrogatoires, La Faculté (qui sera créée le 13 juillet au Festival d’Avignon), pièce que Christophe Honoré a écrite pour l’Académie alors que ses membres n’étaient pas encore choisis.

Les vies des sept nous font voyager en Corée, au Mali, en Roumanie, au Maroc, en Allemagne, en Flandres, en Israël. Berceaux de leurs familles dont les ramifications nous entraînent plus loin encore. Toute la saison prochaine, les sept voyageront avec les trois spectacles à travers la France.

Le retour au pays natal du Breton ÉRIC VIGNER

ÉRIC VIGNER, lui, est un Breton (comme Christophe Honoré) et cette Académie est comme un premier point d’orgue en forme de synthèse d’une vie vouée au théâtre depuis un bon quart de siècle. VIGNER s’est fait connaître en ressortant du placard la magnifique pièce de Roland Dubillard, La Maison d’os, puis avec La Pluie d’été de Marguerite Duras (dont Éric et sa sœur Bénédicte deviendront proches). Des débuts fracassants.

Il n’a signé que quatre mises en scène quand le téléphone sonne alors qu’il se trouve en Russie avec La Pluie d’été : revenez immédiatement, le ministre vous propose le CDN de Lorient. "Je ne savais pas ce que c’était un CDN", se souvient-il. Et ne pensait pas revenir si tôt dans sa région natale. Le théâtre (un ancien cinéma) n’est pas au top (le beau théâtre à l’italienne de la ville a été détruit lors des bombardements qui ont anéanti Lorient). VIGNER demande des travaux et une augmentation du budget : on lui accorde tout.

"Esprit de compagnie" au CDN de Lorient

Tout de suite son idée n’est pas de mettre l’outil à son seul service mais de créer "une fabrique de théâtre pour des metteurs en scène et des auteurs débutants", gardant ainsi, "en partageant l’outil de travail", un "esprit de compagnie". Ce programme sera respecté à la lettre. Et lorsque la ville de Lorient se construira un (trop) monumental théâtre municipal, VIGNER fera en sorte d’y associer aussi des artistes de la région : le chorégraphe Boris Charmatz (Rennes), le chef d’orchestre Jean-Chistophe Spinosi (Brest), etc.

VIGNER est un homme de théâtre fédérateur et qui met le partage au cœur de son travail. On retrouvera cela dans l’Académie. En bon Breton, outre son travail à Lorient, VIGNER a bientôt senti l’appel du large (Lorient fut le siège de la Compagnie des Indes). Régulièrement il ira mettre en scène loin de son port d’attache : Le Bourgeois gentilhomme en Corée du Sud, Le Barbier de Séville en Albanie, Koltès aux Etats-Unis. L’an prochain, il ira en Inde sur les traces de sa chère Marguerite Duras.

"Chez Éric, ça pleure que du dedans"

L’Académie est au carrefour de ces lignes de vie. Elle croise les géographies, les langues, les religions autour de trois spectacles comme autant de feux, un campement de trois ans. "Eric a fait en sorte de partager la maison, le temps, le lieu, dit la Coréenne Hyunjoo Lee. Le fait d’être très différents les uns des autres nous aide à comprendre et accepter l’autre."

À Séoul, la mère de Hyunjoo, fleuriste, avait rêvé d’être actrice mais "venant d’une famille aristocratique, ce n’était pas possible". Venue à Paris perfectionner son français appris au lycée, Hyunjoo manifeste son envie de faire du théâtre, un prof lui conseille d’aller au Cours Florent où elle rencontre une élève qui, quelques années plus tard, lui parlera du projet de VIGNER. Hyunjoo Lee a 34 ans, elle se demande toujours si elle "mérite de jouer".

Jouer, n’est pas une question que se pose la Française d’origine malienne Eye Haidara, 29 ans. A 6 ans, un instituteur lui "communique le truc". À 10 ans, elle foule la scène du Théâtre de Paris, puis apprend le théâtre auprès de l’Américain Robert Cordier, on la voit dans SocialismE de Godard. Quand VIGNER lui propose de faire partie de l’Académie, de passer trois ans à Lorient, elle n’hésite pas.

    "C’est un projet ambitieux, concret, trois pièces jouées par les mêmes jeunes acteurs."

Aujourd’hui, au milieu de la seconde année, le groupe des sept est soudé : "Si l’un manque, on le sent." Elle n’a jamais été en Avignon. Elle parle joliment de la façon dont VIGNER dirige les acteurs ; "Chez Éric, ça pleure que du dedans." Plus tard elle rêve de faire du théâtre au Mali. Son prénom Eye vient d’Aya, un mot bambara qui veut dire miracle.

"Éric aiguille", disent-ils

Comme Eye, Tommy Milliot, a 28 ans et a grandi entre deux cultures : Flandres et France. Il revendique sa binationalité : "Cela me définit." C’est "l’école de la République" qui l’a maintenu debout, qui lui a donné le goût des arts. Il avait déjà fait quelques mises en scène quand, à la fac de Nanterre où il s’est inscrit en section théâtre, il rencontre VIGNER venu diriger un séminaire sur Savannah Bay de Duras. "Un choc énorme" (l’autre choc sera Quartett dans la mise en scène de Bob Wilson) :

    "Éric a tout cassé, je me suis remis en question."

Quand il l’appelle pour l’Académie, il n’hésite pas. Trois spectacles avec lui plus tard, il aime cette façon dont "Éric laisse venir les choses. Il aiguille." dit-il.

C’est aussi le verbe qui vient aux lèvres d’Isaïe Sultan que l’on a pu voir (premier rôle) récemment auprès de Béatrice Dalle dans Domaine, un film de Patric Chiha. Fruit d’une double tradition juive, ashkénaze et sépharade, à 12 ans, Isaïe décide que c’est par le théâtre qu’il construira sa vie. A 15 ans, il se trouve un agent. Mais quand "un projet novateur comme celui de l’Académie" passe à sa portée, lui non plus n’hésite pas. Chacun est venu à l’Académie avec sa culture souvent composite. La sienne passe par le yiddish, l’hébreu, l’allemand, elle court de la Russie à l’Algérie en passant par la Pologne et le Vietnam et Israël où vit une partie de sa famille.

    "Éric travaille avec la culture et l’identité des uns et des autres. Il nous aiguille à partir de ce qu’on est et non à partir du personnage."

Né en France de parents marocains, Lahcen Elmazouzi a aussi été élevé entre deux langues ("À la maison, on parlait arabe"). Son père berger, venu trouver du travail en France, est devenu maçon. Lahcen aime écrire les histoires de bergers que lui raconte son père. Très tôt il a voulu écrire, faire du cinéma. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé dans un film de Christophe Honoré et ce dernier a soufflé son nom à VIGNER. À l’Académie, Lahcen "découvre" le théâtre. A 29 ans. "Je savoure", dit-il. Dans un an l’Académie aura bouclé son aventure.

    "On a créé une famille. On se retrouvera. Au moins pour de grandes fêtes."