Des journées entières dans les arts · Éric Vigner

Des journées entières dans les arts · Éric Vigner
Portrait d'Éric Vigner
Note d’intention & entretien
David Sanson
2011
Magazine N°1 du Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés

Des journées entières dans les arts · David Sanson

ÉRIC VIGNER voue un amour démesuré à l’art, et à l’art théâtral en particulier, qu’il pratique depuis plus de vingt-cinq ans. À l’origine de sa vocation de metteur en scène : une enfance en Bretagne qui a éveillé chez lui, entre autres choses, le goût de l’ailleurs. Scandé par une suite de rencontres clés, qui agissent comme autant d’épiphanies successives, son parcours l’a mené, depuis 1996, à Lorient, où il est aujourd’hui directeur artistique du Théâtre.

"Toute enfance est fabuleuse, naturellement fabuleuse […] Pour retrouver le langage des fables il faut participer à l’Existentialisme du fabuleux, devenir corps et âme un être admiratif, remplacer devant le monde la perception par l’admiration. Admirer pour recevoir les valeurs de ce qu’on perçoit. Et dans le passé même, admirer l’avenir…" On cherchait du côté de MARGUERITE (DURAS), c’est à Gaston (Bachelard) qu’on a abouti, à ces mots extraits de La Poétique de la rêverie, publié en 1960, année même de la naissance d’ÉRIC VIGNER. On a choisi de les garder, ils en disent long.

On cherchait du côté de DURAS parce que, parmi toutes ces rencontres magiques qui ont décidé du parcours d’ÉRIC VIGNER, celle de l’écrivain – l’amitié qui s’est nouée, jusqu’à ce moment-clé que reste la mise en scène de La Pluie d’été, en 1993 – a certainement été l’une des plus belles, des plus décisives aussi. Elle semble avoir imprégné jusqu’à sa façon de parler : à la fois douce et précise, la voix même d’ÉRIC VIGNER semble durassienne, avec ses phrases courtes, ponctuées de virgules, et de silences… On cherchait du côté de côté de l’enfance parce que c’est là que tout s’enracine. Là qu’il faut d’abord rechercher l’épiphanie inaugurale, l’origine de cette conception du théâtre telle que VIGNER la formulait à propos du Barbier de Séville : " Le théâtre n’est pas, pour moi, un endroit où on viendrait trouver des réponses mais un lieu où il est possible de revisiter des histoires, nos histoires intimes, oubliées. Pour que le spectateur puisse accéder aux choses inconnues – c’est-à-dire oubliées de lui – il faut que le théâtre porte en lui son double, son paradoxe. […] On s’accroche à l’histoire, à la fable pour accéder au théâtre." Et parce que, comme l’écrit MARGUERITE DURAS dans la pièce qui marqua son premier succès théâtral, Des journées entières dans les arbres : "Il reste toujours quelque chose de l’enfance, toujours."

Enfance de l’art

Accrochons-nous à la fable d’une enfance en Ille-et-Vilaine. Du côté de Combourg – les grand-parents VIGNER y possèdent un café-quincaillerie-tôlerie, où sa grand-mère fait aussi des crêpes –, et surtout de Janzé, village où la famille s’installe – le père d’Éric et Bénédicte VIGNER travaille dans le garage de ses beaux-parents. Familles de gens "très généreux", parmi lesquels dominent la figure de la grand-mère maternelle, Suzanne : "Sa présence m’a fasciné car c’était une présence complète. C’était quelqu’un qui ne pouvait pas se contraindre, comme une force vive, qui existait dans une sorte d’Ailleurs, de douleur aussi. Comme si cette force n’avait pas trouvé sa forme, sa forme d’expression. Quand plus tard j’ai rencontré MARGUERITE DURAS, j’ai retrouvé la même énergie, canalisée cette fois. Pour moi, ce sont des femmes qui, du lever au coucher, cherchaient quelque chose, je ne sais quoi. D’une manière presque animale. Dans un mouvement qu’on ne pouvait arrêter, ni même contrarier…" Bien des années plus tard, lorsque cette grand-mère mourra en 1990, ÉRIC VIGNER choisira de larguer les amarres – la vie d’acteur, la sentimentale – pour assouvir son rêve de mise en scène. Et lorsqu’il crée sa compagnie, il la baptise du nom de cette femme, Suzanne M. : "Je trouvais beau de conserver l’initiale de son nom de jeune fille, Menuet. Comme une manière de continuer de danser avec elle."

Enfance simple et aimante, intensément heureuse, au milieu de laquelle naît un beau jour, venu d’on ne sait où, le désir de théâtre : "L’intérêt pour le théâtre a toujours été là, depuis l’âge de sept ans. Comme une sorte de passion totalement inconsciente, puisque dans ma famille, personne ne faisait de théâtre. Je pense que cela restera un mystère encore longtemps… J’ai toujours aimé jouer et bricoler des trucs, faire de la peinture, inventer des histoires, créer des objets. Le théâtre était le meilleur endroit pour cette expression-là. Mais je ne le savais pas encore." Enfance fabuleuse aussi, au sens fort et littéral du terme, dont le décor est propre à exciter l’imagination, entre les joies du grand air et les scènes de la vie campagnarde. Le café de Combourg, où vient déferler "toute la vie du village". Les innombrables recoins du garage de Janzé, ses odeurs d’huile, d’essence et de caoutchouc, ses machines monstrueuses et ses tas de pneus géants. Les labyrinthiques allées du cimetière situé entre l’école et la maison, dont l’une des fenêtres donne sur les tombes. Enfant, ÉRIC VIGNER y accompagne Suzanne M. dans son rituel quotidien : le "tour du cimetière". "Tous les jours, on faisait le tour des morts, elle me racontait leur histoire." Il ajoute, doucement : "Nous étions tellement libres…"

Enfance paradoxale peut-être, puisqu’elle lui a légué l’amour des cimetières. Mais ÉRIC VIGNER, on le devine, est un être paradoxal. Et puis les cimetières ne sont-ils pas des lieux hautement théâtraux ? "Cela a obligatoirement un rapport avec le théâtre : raconter l’histoire des morts, c’est les faire revivre, renaître. Les pièces de théâtre, ce ne sont finalement que des voix qui attendent d’être réveillées, des esprits qui attendent de trouver un corps le temps de la représentation, pour parler à nouveau… Je n’ai compris cela que très longtemps après, bien sûr. Mais pour moi il y a quelque chose de spirituel dans l’acte de faire du théâtre." ÉRIC VIGNER croit aux signes, aux coïncidences, aux réminiscences, à cette "bonne étoile" qui, avoue-t-il, n’a cessé de lui sourire. Le théâtre, ce n’est finalement rien d’autre qu’une histoire de fantômes.

Apprendre à regarder

Du spirituel dans l’art. C’est justement le titre du livre-manifeste du peintre Vassily Kandinsky, considéré comme le père de l’art abstrait. Kandinsky qui est, avec ses aînés du Quattrocento – Piero della Francesca ("le génie pur"), Giorgione – ou encore le sculpteur contemporain Anish Kapoor, l’une des grandes admirations, l’un des Maîtres majuscules d’ÉRIC VIGNER. Leurs routes ne vont pas tarder à se croiser, à Rennes. Mais auparavant, il faut s’imaginer ÉRIC VIGNER lycéen, prenant chaque matin le train pour Rennes, plutôt baba en cette époque punk : "J’avais les cheveux longs, je portais des écharpes oranges qui traînaient par terre, j’allais en sabots à l’école, je fumais la pipe. J’ai failli ne pas passer le bac, pour partir avec un copain élever des chèvres dans le Larzac. C’était une époque où l’on rêvait beaucoup…" Baba, surtout, de découvrir soudain, à la Maison de la Culture qui fait face au lycée Émile Zola, cette chose qu’on appelle l’Art. Il commence à tout ingurgiter : le cinéma "d’art et d’essai" et la musique de Keith Jarrett ; le théâtre déluré de Jérôme Savary ou la danse musicale de Meredith Monk – que le Théâtre de Lorient invite cette année dans le cadre de son programme "Fringe" : "Je m’en souviendrai toujours, j’étais mort de rire. Je ne pensais pas que l’art, c’était ça. Qu’on pouvait faire ça, payer pour voir ça, que cela pouvait intéresser les gens… Je ne connaissais rien ! J’étais un ignare. Instinctif, créatif, inventif peut-être, mais ignare ! J’ai compris plus tard, en entrant en fac d’arts plastiques… "

ÉRIC VIGNER est en effet plasticien. Si, dès le lycée, il a commencé à "mettre en scène" de petites pièces, à les représenter dans les salles des fêtes de la région, il reste naïf : "Je ne connaissais pas les filières, je ne savais pas qu’on pouvait étudier le théâtre. Le théâtre, pour moi, c’était une chose miraculeuse, que certains pouvait faire et d’autres pas." Incrit en fac d’arts plastiques, il fait une autre rencontre forte, celle d’un professeur, Yves Bougeard, qui va lui apprendre à regarder, c’est-à-dire à "voir différemment. Il m’a montré qu’une image, c’était quelque chose de construit, qu’il y avait les choses et l’apparence des choses. Il m’a appris par exemple à voir des oiseaux dans les ciels de Cézanne… " Dans le même temps, il découvre, grâce à la compagnie avignonnaise du Chêne Noir, l’existence du Conservatoire de Rennes, "municipal donc pas cher". Il y pratique le théâtre une fois ou deux par semaines. Il passe le Capes, enseigne pendant une année les arts plastiques dans un collège de Caen. Puis il démissionne, reçu à l’école de la rue Blanche, puis au Conservatoire d’art dramatique à Paris, où il part étudier dans la classe de Michel Bouquet. Il va devenir acteur. "Je crois que j’ai toujours su que je voulais faire de la mise en scène. Mais il n’y avait pas d’école à l’époque, cette idée qu’on pouvait apprendre au contact des grands maîtres, comme dans les beaux-arts, était étrangère au théâtre. On était d’abord acteur, puis on pouvait peut-être assister un metteur en scène, et puis après, à partir d’un certain moment, devenir soi-même metteur en scène… Pour moi, le metteur en scène, c’était Dieu ! Celui qui maîtrise tout, qui connaît tout. Capable de lire des textes extrêmement difficile, de saisir la dramaturgie d’une pièce, de connaître l’histoire du théâtre, mais aussi l’histoire de l’art et la musique. Capable de diriger des acteurs, de placer des signes dans un espace… Pendant longtemps, je me suis dit que je n’en serais jamais capable."

Sa formation de plasticien irrigue fortement le théâtre d’ÉRIC VIGNER. Ses scénographies souvent mémorables – le ruissellement de perles de Savannah BAY, le rideau de bambous de La Bête dans la jungle, le moucharabieh de son Othello… –, les dispositifs et les lieux qu’il choisit – Brancusi contre États-Unis, présenté dans la salle du Conclave du Palais des Papes d’Avignon –, cette manière, comme il dit, de créer des espaces et d’y "placer des signes" : tout cela dénote une acuité visuelle singulière, à la fois onirique et dépouillée, expressive et stylisée, quelque part entre Pina Bausch et Bob Wilson. S’il était un peintre abstrait, ÉRIC VIGNER serait autant lyrique que géométrique, "carré" autant que nébuleux, géomètre mystérieux. Un hypersensible fasciné par les "perspectives claires" du XVIIe siècle, et par le théâtre de Corneille, Molière, Racine : "Le XVIIe, c’est le siècle de la clarté. J’aurais aimé vivre à cette époque. C’est une pensée que j’ai l’impression de comprendre physiquement. Je vois la vision de ces gens, d’où ils viennent, les pieds encore dans la boue, mais la tête déjà dans l’avenir. Ils savent qu’ils sont en train d’inventer quelque chose, dans un effort de maîtrise de leurs passions, de mise en forme, que je trouve fascinant... On vient tous de là." Ce n’est pas un hasard si La Place Royale de Corneille, présentée avec les jeunes comédiens de l’Académie qu’il a fondée l’an dernier, fera l’ouverture de la saison du Théâtre de Lorient, inaugurant dix jours de programmation autour de cette période : ÉRIC VIGNER, on l’a dit, aime les signes, les symboles et les règles de trois. C’est en mettant en scène cette même Place Royale qu’il avait pris congé du Conservatoire, y dirigeant en 1986 sept de ses condisciples (au nombre desquels Denis Podalydès). Et dix ans plus tard, c’est avec L’Illusion comique, une autre comédie de Corneille, qu’il devait inaugurer sa première saison à la tête du CDDB de Lorient.

Apprendre à lire

"Théâtre d’art" : l’expression est récurrente dans la bouche d’ÉRIC VIGNER, qui rêve d’un art de la mise en scène envisagé à l’égal de la peinture ou de la sculpture ; d’un théâtre qui serait, comme elles,  "de l’ordre de la sensation". Lorsqu’après avoir fait l’acteur – on le croisera aussi bien dans le film Chouans ! de Philippe de Broca que dans Elvire Jouvet 40, mémorable spectacle qui fait le tour du monde –, il décide de se lancer dans la mise en scène, cette expression n’a toutefois pas bonne presse. Au début des années 1990, en effet, la scène théâtrale française est aux mains des tenants d’un art cérébral et politique, lourdement chargé de sens et de psychologie. ÉRIC VIGNER se sent peu en phase avec ce théâtre "destiné aux gens cultivés, ce théâtre de professeurs de théatre, où rien ne dépasse". Avec sa compagnie Suzanne M., il investit pendant six mois l’usine désaffectée d’un ami à Issy-les-Moulineaux, pour y présenter le texte d’un auteur guère à la mode : La Maison d’os, de Roland Dubillard. "Cette usine désaffectée est devenue le corps de la pièce. L’idée, c’était de mettre les gens dans l’écriture, dans l’histoire, dans le théâtre. Pas devant." Cette Maison d’os fait événement, crée une ouverture, une brèche dans la scène théâtrale. En 1991, la pièce est à l’affiche du Festival d’Automne à Paris. La carrière d’ÉRIC VIGNER est lancée, même si son peu de goût pour les mondanités ne contribuera nullement à l’accélérer. L’année suivante, il monte Le Régiment de Sambre et Meuse au Quartz de Brest, sur des textes de Céline, Genet ou Courteline ayant trait à leur expérience au front. Puis, en 1993, il rencontre l’écriture de DURAS par l’intermédiaire de sa sœur Bénédicte. Présentée dans le cadre d’un atelier au Conservatoire d’art dramatique, ce sera La Pluie d’été. "Il s’agissait d’arriver à faire sentir ce qui agite, ce qui fait ce personnage Ernesto : qu’est-ce qui se passe de sensible quand cet enfant – qui n’a pas d’âge : il peut être vous, moi, tout le monde –, pour la première fois, tout d’un coup, touche un livre, en l’occurrence L’Ecclésiaste ? Un livre dont il va devoir reconstituer les blancs… Il fallait transmettre aux acteurs quelque chose de très ténu, très particulier, que moi-même je ne connaissais pas, mais que je sentais."

Avant cette Pluie d’été, La Maison d’os aura été un acte fondateur, une autre épiphanie. C’est le dernier spectacle dans lequel ÉRIC VIGNER apparaît en tant qu’acteur, et celui avec lequel il impose sa vision d’un théâtre considéré comme un "espace de projection" "Le théâtre, ce n’est pas une grand-messe, il faut d’abord que les gens s’y reconnaissent eux-mêmes. C’est une proposition que l’on fait à chaque spectacteur de se projeter dans un endroit qui n’appartient qu’à lui. Un endroit où l’on cherche à connaître l’Autre, qu’il soit originaire de Corée, d’Albanie, ou qu’il se trouve à l’intérieur de soi-même… C’est une recherche infinie, pour laquelle on n’a pas assez d’une vie. Mais ce qui compte, c’est le chemin, pas le résultat." La Maison d’os, c’est surtout un texte, un texte dont certaines des phrases vont avoir pour ÉRIC VIGNER valeur de maximes. Par exemple : "N’importe quel endroit est le bon, si c’est par lui qu’on est entré." Ou encore : "Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut."

Le texte. Toujours il faut y revenir, et toujours y chercher l’essence plutôt que le sens. L’actrice autrichienne Jutta Johanna Weiss, compagne d’ÉRIC VIGNER depuis que celui-ci l’a dirigée dans Marion de Lorme de Victor Hugo, dit à son sujet qu’il "sait lire un texte comme personne. À la manière d’un architecte qui, en lisant un plan, s’imagine la maison." Sa sœur Bénédicte VIGNER, qui depuis La Pluie d’été a toujours travaillé à ses côtés, va même plus loin, du côté de l’écriture, comme elle l’expliquait en 2010 dans un numéro spécial de la revue Alternatives théâtrales au titre explicite, Désir de théâtre, désir au théâtre : "Quand il fait du théâtre, Éric écrit et cela va au-delà de la simple notion de mise en scène d’un texte." De l’insurpassable perfection de l’alexandrin – depuis cette révélation qu’a constitué pour lui la mise en scène par Klaus Michael Grüber de Bérénice de Racine à la Comédie-Française – à l’écriture blanche de DURAS, le texte est à la fois un espace de liberté et un corps qu’il faut réveiller. L’intéressé, lui, explique que le texte est "une pierre de Rosette, une clé pour comprendre les hiéroglyphes. On ne commence à comprendre – un peu – un texte que quand on rentre dedans, quand on le met en scène." Il sourit : "En fait, on ne travaille que ce qu’on ne comprend pas. La Maison d’os, en un sens, c’était ce que je comprenais le moins, et qui donc me touchait le plus. La connaissance, elle est directe ou elle n’est pas. Il y a quelque chose d’invisible que l’on comprend au-delà du sens, et c’est cela que l’on veut faire partager. L’essence des choses, ou la relation intime que l’on aurait avec elles. C’est ce qui est fou au théâtre : on a toutes les preuves du visible – la matérialité, le temps réel, de vrais gens et de vrais objets – et en même temps, ce que l’on convoque est de l’ordre de l’invisible." On repense à Kandinsky, au titre de l’essai que le philosophe Michel Henry lui consacrait en 1988 : Voir l’invisible. C’est bien de cela qu’il s’agit. Jutta Johanna Weiss dit aussi de leur couple : "ÉRIC et moi, c’est comme si on avait commencé notre histoire au XVIIe siècle. On n’a pas besoin de parler pour se comprendre, comme si nous étions deux anciens qui s’étaient toujours connus… "

Apprendre à vivre

Marier l’invisible et le charnel, l’instinct et la pudeur, le baroque et le cérébral, le magique et le cartésien : c’est au fond ce paradoxe que cultive ÉRIC VIGNER. "Catherine Hiegel, pour me donner envie de travailler avec lui, m’avait dit : “Tu verras, c’est un metteur en scène très charnel…” ", raconte le comédien Micha Lescot lorsqu’on lui demande d’évoquer leur rencontre. C’était pour un autre texte de Roland Dubillard, "...Où boivent les vaches.". Avec ÉRIC VIGNER, Micha Lescot – pour lequel le dramaturge Rémi de Vos, à la demande du metteur en scène, écrira sa pièce Sextett –, a noué une complicité rare : "Dans le travail, on n’a presque pas besoin de se parler pour se comprendre. Éric est dans une histoire “sensible” avec les gens avec qui il travaille, quelque chose d’assez indéfinissable. Il “sent” les gens ou pas. Pendant notre deuxième spectacle, mes partenaires étaient persuadées qu’on travaillait ensemble depuis longtemps… Je lui dois aussi d’avoir eu, le premier, l’audace de me confier un rôle qui ne correspondait pas du tout à ce qu’on me proposait jusqu’à présent : un type beaucoup plus vieux que moi, sans âge défini en fait… Il a le don de développer tout de suite l’imaginaire de l’acteur, d’ouvrir le champ des possibles, de manière très simple. D’ailleurs, il commence chacune de ces interventions comme ça : “En fait, c’est très simple…” Le théâtre d’ÉRIC VIGNER, s’il naît d’une compréhension extra-lucide d’un texte, reste avant tout un théâtre de l’incarnation. Il s’agit d’entrer dans les corps, celui de l’écriture, ceux des acteurs, des fantômes : "Quand on travaille le théâtre du XVIIe siècle, on est obligé de rentrer dans le corps de Corneille, Racine ou Molière. Le théâtre, c’est ça : habiter des corps." Jutta Weiss dit encore de lui que "quand il est sur scène, il ressemble à une panthère,. Sa démarche, sa personnalité changent. On ne l’entend pas s’approcher, c’est comme s’il entrait dans les comédiens…" Un théâtre des corps dans l’espace, et des cris. Car il y a souvent des cris dans les pièces de VIGNER, comme dans les livres de DURAS. Des cris et des évanouissements.

Comme Arthur Nauzyciel, Éric Ruf ou Myrto Procopiou, Micha Lescot fait partie de cette "famille" d’acteurs qu’ÉRIC VIGNER, même s’il n’aime guère ce mot, a constamment su fédérer. Avec les deux premiers, il faillit même jadis fonder un groupe du nom de leurs initiales, les NRV, pour partir à l’assaut du Festival d’Avignon… C’est là finalement que tout se joue, que se trouve la clé du mystère : dans les rencontres, avec des gens – MARGUERITE DURAS naguère ou Christophe Honoré aujourd’hui, ou encore les graphistes M/M (qui travaillèrent avec le CDDB dès 1996, bien avant de créer des pochettes d’albums pour Björk ou Madonna) – ou avec des écritures ; dans les voyages aussi. "Les Bretons ont un esprit voyageur, dit-il. Pour moi, être breton, c’est appartenir à cette culture de gens qui prennent volontiers des bateaux, des avions, qui vont voir ce qui se passe ailleurs." Partout où ses pas ont mené ÉRIC VIGNER, il lui a semblé "reconnaître" des gens. Avec des pays aussi. En Amérique du Nord, de Montréal ou Atlanta, où il monte an anglais Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès : "Au printemps, les arbres d’Atlanta perdent tout leur pollen, les trottoirs et les rues deviennent jaunes, c’est presque indien…"  Vers l’Orient, surtout. L’Inde fantasmatique de DURAS, l’Albanie fraîchement démocatrisée où il présente symboliquement, avec la troupe du théâtre de Tirana, Le Barbier de Séville de Beaumarchais, la Corée du Sud, où il va diriger le Théâtre et le Ballet National de Corée dans Le Bourgeois gentilhomme : "Il a réussi à faire une mise en scène étonnament en phase avec la culture coréenne alors qu’il venait à peine de la découvrir", dit Jutta Weiss. ÉRIC VIGNER aime à citer le peintre Pierre Soulages : "C’est ce que je fais qui m’apprends ce que je cherche."

En fait, c’est très simple… Tout est affaire de désir, d’intuition, mais surtout d’échange et de partage. De ces expéditions menées sans esprit de conquête, de ces fructueux échanges mûs par une foi presque romantique en la capacité de l’art à "inventer l’avenir", il ramènera ainsi à Lorient le fruit, qui constituera la matière des événements De l’Orient à Lorient. Jusqu’à cette décision, un beau jour de l’automne 2010, de "tout reprendre à zéro, en un sens", en invitant sept jeunes comédiens d’origine étrangère à inventer une forme inédite de permanence artistique : l’Académie est née.

Lorient, c’est le port d’attache. Là où tout prend sens, où peut s’inventer et s’incarner un désir de théâtre qui réponde à ses questions : "Qu’est-ce que le théâtre aujourd’hui ? quelles formes, quels textes trouver pour parler aux gens ?" Une ville qui, par son histoire, est pour cela le lieu rêvé : un port de commerce, où il s’agit alors, "plutôt que de faire du commerce dans un esprit marchand ou impérialiste, de retrouver un commerce au sens noble du terme – celui d’un échange, d’un partage, d’une envie de connaissance". Une ville au contact de cette mer qui est le territoire des hommes libres, comme l’a chanté Baudelaire, ce même Baudelaire qui définissait la poésie comme "l’enfance retrouvée à volonté". Une ville dont le nom même est "un mot magique. Lorient s’ajoute dans mon imaginaire à la litanie des noms de villes qui sont au bord de la mer, Bombay, Calcutta, Singapour, Sidney, Rio… On invente les noms, on construit les villes." Inventer en revenant aux sources : ÉRIC VIGNER n’a finalement jamais fait autre chose. Venir à Lorient, c’était pour lui "revenir sur un territoire que j’avais quitté. Ce n’est pas un hasard si j’ai monté, en ouverture du CDDB, L’Illusion comique, qui est une pièce sur le pardon d’un père à son fils…" Une manière, une fois de plus, de renouer avec certains fantômes, bienveillants. Et puisqu’ÉRIC VIGNER aime les fantômes, et les signes, on est reparti chercher du côté de MARGUERITE DURAS. Et l’on n’a pu s’empêcher d’entendre une résonance prémonitoire, quelque chose comme un message caché, dans ces propos qu’elle tenait autrefois à André Rollin dans le magazine Lire, au sujet de Des yeux bleus cheveux noirs : "Ce mur qui donne sur la mer, de telle façon qu’on entend le déferlement des marées. C’est le mur du théâtre, il n’y a pas de théâtre si on n’entend pas la mer. Il y a toujours la mer derrière Racine, il y a toujours la mer derrière Shakespeare. Cet appel de la mer… devant quoi tout est inanité, vain, S’il n’y avait pas la mer tout serait empêché d’être, y compris le théâtre."