L'Illusion Comique est une pièce extrêmement moderne · Éric Vigner · L'ILLUSION COMIQUE

L'Illusion Comique est une pièce extrêmement moderne · Éric Vigner · L'ILLUSION COMIQUE
L'ILLUSION COMIQUE est une pièce extrèmement moderne...
Note d’intention & entretien
Éric Vigner
1996
CDDB-Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés

Notes de travail · Éric Vigner

Réponses à l'entretien

L'ILLUSION COMIQUE est une pièce extrêmement moderne, c’est une pièce que l’on pourrait qualifier d’ ”entre”, entre un ancien théâtre et un nouveau théâtre. Ce nouveau théâtre n’est pas encore radicalement défini, il est en train de se construire sur des valeurs humanistes. Il y a des gens, CORNEILLE en fait partie, qui travaillent au bonheur de l’homme, qui travaillent dans le sens de la vie. Le génie de CORNEILLE c’est de partir de toutes les formes de théâtre dont il est le dépositaire : la commedia dell’arte, la comédie italienne, la comédie, la tragédie... Il fait naître de tout cet héritage un nouveau théâtre qui s’appellera plus tard le théâtre classique, par opposition au théâtre baroque.

Il y a comme une invention du théâtre moderne dans L'ILLUSION COMIQUE, d'une façon emblématique, très forte. CORNEILLE n’en est sans doute pas complètement conscient. Il va non seulement inventer le théâtre classique, mais d'une certaine façon, il va ouvrir la voie à une grande partie des théâtres qui se développeront dans les siècles futurs, il va ouvrir la voie au réalisme, au naturalisme... C'est une glorification absolue du théâtre pour ce que ça a de nécessaire, d'absolu. L'ILLUSION COMIQUE est une pièce de passage à tous les niveaux. En 1635, on était dans une période comme ça, une chose "entre". Dans l'histoire du théâtre, dans l'histoire de l'architecture aussi... On quittait un monde ancien et on abordait un monde nouveau, mais il n'y avait pas de jugement de valeur ni sur l'ancien ni sur le nouveau. CORNEILLE ne dit pas “J'ai raison, moi je sais faire le nouveau théâtre”. Il a un respect absolu de ses pères, il leur dit merci d’exister. En même temps il leur dit "merci" et il les lâche. C'est très fort. Ce qui intéresse CORNEILLE, ce n’est pas le divertissement pour le divertissement, le plaisir pour le plaisir. Il dit : “Ce qui est plus important, c’est l’homme. Je vais placer l’homme au centre. Je vais m’occuper de sa psychologie, de ses préoccupations. Par exemple, je vais essayer de travailler sur le rapport du père et du fils, un rapport insoluble par essence.

Dans L'ILLUSION COMIQUE on retrouve ce thème : comment le fils peut vivre après le père, comment le fils peut devenir lui-même père ? C’est une chaîne infinie, la chaîne de la vie. Il faut pardonner à son père et il faut que le père pardonne à son fils pour que tout soit possible, pour que l’on puisse continuer à vivre. Toute la pièce, le théâtre doit faire advenir le pardon du père. Il y a une urgence.

Cela fait 350 ans, même un peu plus, que Pridamant cherche son fils. Il est parti de son Rennes natal, de sa Bretagne natale et il cherche son fils de par le monde, depuis trois siècles et demi. Et puis, il arrive au théâtre de Lorient ou au théâtre de Nanterre et en face de lui, il y a le théâtre moderne, des gens qui font du théâtre aujourd’hui en 1996. Il va falloir qu’il accepte ce théâtre, non seulement qu’il l’accepte mais qu’il en soit ému, puisque pour lui le pardon ne peut passer que par la catharsis, par l’émotion, par le sentiment. Si Pridamant ne pleure pas la mort hypothétique de son fils, ça ne marche pas. Toute la pièce est là.

Le théâtre n'a pas à être didactique. Le spectateur doit être amené à partager une expérience douce, une expérience du passage, une expérience de l'abandon, exactement comme Pridamant. Il doit renoncer à la vie d'une certaine façon, comme Pridamant doit renoncer à la vie, accepter la mort, c'est un passage entre les deux. À partir du moment où Pridamant aura pardonné à son fils, il pourra mourir tranquille, et le fils pourra continuer à vivre, à faire des enfants, à être lui-même un père...

Ce qui est transmis dans L'ILLUSION COMIQUE, c’est une certaine façon d'envisager le monde et la vie. Cette pièce, c'est un espace de l'échange, un espace du pardon, de la passation, du relais. Il n'y a pas d'affrontements entre les pères et les fils. Le théâtre est l'endroit où quelque chose se résout, où père et fils se disent qu'ils s'aiment. Nous avons besoin au théâtre aujourd'hui d'un espace de pardon, de quiétude, de mansuétude et de miséricorde.

Clindor, lui, est en quête du sens de la vie, d'une vérité. Il cherche quelque chose, sans très bien savoir quoi. Il est comme CORNEILLE, il cherche dans toutes ces formes, il expérimente. Il fait jouer Matamore par exemple, c'est le metteur en scène et l'auteur de Matamore, les deux à la fois. Et finalement, il voit bien qu’en agitant cette marionnette issue de l'ancien théâtre, ça ne produit plus rien, ça ne produit que du divertissement. Alors il n'a plus besoin de sa marionnette. Elle lui a servi lorsqu’il est parti de Rennes et qu'il a eu besoin d'un père spirituel, d’un père de théâtre. C’est très beau cet échange, cette passation, cet abandon. Matamore quitte son rôle, enlève ses vêtements, se déshabille et disparaît pour laisser la place à Clindor. C'est évident. Le couple Matamore/Clindor, c'est un des noeuds du fonctionnement de L'ILLUSION COMIQUE. Matamore, c’est la figure de l'ancien théâtre, le fameux capitaine de la commedia dell'arte ; mais ce sont ses derniers feux et il en est conscient. C'est beau parce que c’est un personnage qui n'est pas innocent par rapport à ce qu'il joue.

Alcandre, c’est l'artiste, le poète, CORNEILLE lui-même, le metteur en scène. Alcandre amène Pridamant, ce père de la vie, à regarder et à rentrer dans le théâtre. Alcandre lui présente des choses pour l’amener vers un nouveau théâtre, vers le théâtre classique.

Aujourd'hui, on ajoute une quatrième chose : notre temps à nous, notre temps moderne. La représentation est donnée pour nous et pour Pridamant, mais nous, il faut que nous ayons les deux choses en regard : Pridamant et la représentation. De spectateur, Pridamant va devenir acteur principal. À la fin, les acteurs, les jeunes gens d'aujourd'hui qui font le théâtre, vont quitter le plateau. Ils y laisseront, ils y abandonneront le père. Ce sera la fin de LA CERISAIE. En fait, Alcandre c'est BEUYS. C'est un artiste contemporain, un artiste humaniste contemporain engagé politiquement, artistiquement, qui a voué toute son oeuvre à sa vie. Pour moi, c'est BEUYS parce que BEUYS ça ne se quantifie pas, ça ne s'analyse pas, ça ne se décèle pas. C'est quelque chose que tu prends ou que tu ne prends pas, que tu sens ou que tu ne sens pas, tu ne peux rien y faire. Tu ne peux pas être face à un environnement de BEUYS et le considérer comme une chose plate. Ce n'est pas possible, parce qu'il faut que toi tu interviennes par rapport à l'oeuvre pour que l'oeuvre existe. C'est comme ça. C'est une attitude poétique par rapport au monde. Pour que l'environnement de BEUYS marche, il faut que toi tu sois suffisamment ouvert pour le recevoir et suffisamment généreux pour influer sur l’environnement. C'est une sorte de va-et-vient, c'est comme l'amour. LACAN dit que l'amour est toujours réciproque, c'est vrai, moi je suis d'accord. Il l'est absolument ou il ne l'est pas. Sinon, c'est raté, on s'est trompé. Le théâtre, c'est un peu comme l'amour, c'est toujours réciproque.

Aujourd’hui, avant les répétitions, on ne sait pas encore quel théâtre on va inventer. Ce que l'on voudrait, c'est retrouver avec le théâtre quelque chose qui soit lié à l'échange, à la vie tout simplement. Il faut "inventer la vérité", c’est-à-dire trouver le médium juste. Pour cela, on ne peut faire confiance qu'à soi-même, aller dans le sens du présent. La vérité que nous devrons inventer, c'est la vérité de la représentation de L'ILLUSION COMIQUE maintenant. Il n'est pas question d'avoir un parti-pris très fort, de monter un classique de plus en disant c'est un chef d'oeuvre. Peu importe que ça parle du théâtre dans le théâtre, le théâtre dans le théâtre n’est qu’un moyen pour arriver à quelque chose. Ce qui est intéressant c’est que ça parle de l'essence même du théâtre. Ce qui est beau dans cette oeuvre-là, ce qui en fait un chef d'oeuvre, c’est qu’elle échappe. C'est un caprice dans le sens premier du mot, dans le sens où ça échappe aux règles. C'est une pièce ouverte.

Dans notre travail, la musique n'est pas un accompagnement musical, c'est un élément dramaturgique. On peut effectivement imaginer que la musique obéisse aux ordres d’Alcandre, puisque tout ce théâtre est organisé pour que Pridamant éprouve la catharsis à un moment donné. La musique, l'éclairage, la scénographie en font partie. Ce qu'on va montrer ce sont des gens qui travaillent, c'est du théâtre qui travaille, ce sont des acteurs de 1995 qui ont une vingtaine, une trentaine d'années et qui travaillent sur la dramaturgie classique, qui travaillent sur le théâtre du XVIIème siècle. Ce que l’on va voir ce ne sont pas des gens qui représentent quelque chose suivant des codes établis, mais des gens qui cherchent. Il faut que l’on arrive à ce que le spectateur du XXème siècle pense lui aussi que le théâtre est absolument nécessaire, qu’il en soit persuadé. Que le spectateur ait vécu le présent du théâtre et de la représentation comme une chose absolument nécessaire dans ce monde où tout va trop vite, où il n'y a plus d'endroits où l'on se retrouve, où l'on se regarde vraiment. Le théâtre, c'est encore le rare endroit où des gens de chair et d'os regardent d'autres gens de chair et d'os. C’est parce que c'est la vie en face de la vie que ça se produit quelquefois ce miracle. Comme CORNEILLE, je m'autorise tout ce que je veux puisque mon but c'est d'arriver à dire encore une fois que le théâtre est absolument nécessaire et moral. Moral, au sens ou c'est bon pour l'homme, pas dans le sens du bien ou du mal.

La scénographie est aussi acteur du spectacle, ce n'est pas la toile de fond devant laquelle vont évoluer les acteurs. La scénographie est un acteur totalement à part entière qui joue vraiment, qui évolue, qui se transforme. Ce qui est beau dans le travail avec CLAUDE CHESTIER c'est qu'il construit des espaces de plus en plus ouverts avec un intérêt très particulier pour la matière, le matériau qu'il utilise. Il se comporte comme un sculpteur contemporain. Il ne fait pas de décors. Il crée des espaces qui évoluent par l'action que les acteurs auront dans cet espace, ce sont les acteurs eux-mêmes qui vont laisser les traces. Il faut toujours penser que lorsqu’on commence il n'y a rien, c'est le premier jour du monde. Un acteur arrive et raconte une histoire, et c'est là que ça commence. Puis, sur ses pas, dans ses empreintes, un autre va creuser quelque chose, va reprendre un thème, en retrouver la trace ; suivra un autre acteur, puis un autre... À la fin, tout cela aura créé de la mémoire, de la vie et l'histoire. Et le lendemain on recommence, et tous les jours comme ça... Il n'y a pas de revendications dans L'ILLUSION COMIQUE, rien n'est didactique. Tout est là. Ce qui est dit est déjà tellement fort que l'on ne peut surtout pas y ajouter le geste, ni la vindication.

J’emploie des termes volontiers liés à la religion, peut-être à la religion chrétienne en particulier, mais il y a quelque chose de ça.

Cette pièce ne parle que du sentiment amoureux tout le temps. C'est comme si tu avais des échelles sur lesquelles chaque thème se développe de plus à moins l’infini. Par exemple l'amour, il y a l'amour filial, la passion amoureuse, l'amitié, ... tu décris comme ça tous les stades de l'amour du plus au moins. Tout ça est développé dans L'ILLUSION COMIQUE. Il y a quelque chose qui se développe du plus au moins de la vie à la mort, du dedans au dehors, de la clarté à l’ombre... C'est pour ça que cette pièce est un chef-d'oeuvre. Et toutes ces échelles, ces forêts échelles entre les infinis, entre les plus l'infini et les moins l'infini c'est L'ILLUSION COMIQUE. Un boisseau d’échelles. Et l’on ne peut pas choisir. La difficulté de monter cette pièce c'est qu'il faut rester dans cet "entre", donc évidemment suivre son sentiment, suivre son appréhension poétique par rapport à l'écriture, c'est à dire non seulement savoir à quoi correspond cette écriture par rapport au XVIIème siècle, la comprendre, d'où ça se fait, d'où ça vient, ses références... Il faut donc savoir toute cette origine et en même temps, se laisser aller à une sorte de voyage à travers le XVIIème, XVIIIème, XIXème siècle jusqu'à maintenant, une traversée de toute l'histoire imaginaire que tu peux avoir par rapport au théâtre et par rapport à l'histoire des arts.