Corneille dramaturge · Bernard Dort

Corneille dramaturge · Bernard Dort
Corneille dramaturge
Dramaturgie
Bernard Dort
1957
Pierre Corneille Dramaturge
L'Arche Éditeur
Langue: Français
Tous droits réservés

CORNEILLE dramaturge

Bernard Dort

In PIERRE CORNEILLE dramaturge, Éditions l'Arche (1957).

L'oeuvre de CORNEILLE se termine sur un échec. Encore faut-il préciser : il ne s'agit pas de dire Suréna inférieur au CID, ni même d'évoquer l'image d'un CORNEILLE réduit à l'état de momie par les bandelettes des trois unités. SURÉNA n'est pas inférieur au CID ou à Nicomède — ni supérieur. Il est différent. CORNEILLE n'a pas été réduit à l'impuissance par l'abbé d'Aubignac : ses interdits viennent de plus loin, de lui-même et de sa situation dans le siècle.

Car l'oeuvre de CORNEILLE — j'ai essayé de le montrer tout au long de cette étude — est loin d'être monolithique ; la prendre pour un tout uniforme serait s'exposer à n'y rien voir. Elle ne répète pas, comme celle de RACINE, un certain "modèle" dramaturgique. Elle est fonction du temps — et je ne connais guère d'oeuvre dramatique, celles de Shakespeare et de Brecht exceptées, qui puisse, de ce point de vue, lui être comparée : en raison de la durée de cette oeuvre dont l'élaboration s'est étendue sur près de cinquante années, mais surtout parce qu'elle représente la seule tentative du théâtre français pour promouvoir une grande dramaturgie historique.

Je m'explique :

1) Sur la durée de l'oeuvre elle-même. Ces cinquante années (quarante-cinq exactement, qui vont de 1629, année de Milite, à 1674, année de Suréna) comptent, en effet, parmi les plus chargées de notre histoire. Elles ne préparent pas seulement le "Grand Siècle", comme on a trop coutume de le croire. Ni la première Révolution d'Angleterre, ni la Fronde n'ont été des événements négligeables. Derrière cette révolution manquée, la Fronde, que l'on aurait tort de tenir pour une guerre en dentelles ou un prétexte aux Mémoires de Retz, une autre révolution s'est poursuivie — une révolution en sens inverse, la "reprise en main du pouvoir sur les compagnies d'officiers par les commissaires, agents directs du roi" en quoi M. Méthivier voit toute l'histoire du règne de Louis XIV'. Là-dessus, un livre comme Le Dieu caché de Lucien Goldmann ouvre de nouvelles perspectives : je relèverai seulement que les dates de 1637 et de 1677, données par Goldmann comme "limites extrêmes du groupe de faits" qu'il y étudie, ne sont pas loin de correspondre à celles de l'activité théâtrale de CORNEILLE : 1629-1674 (en 1637, date de la création du CID, c'est la problématique de l'État qui devient le moteur de l'oeuvre).

2) Sur l'historicité cornélienne. Sans doute est-il facile de déceler la volonté de CORNEILLE d'évoquer dans ses pièces des sujets d'actualité : l'exemple de Tite et Bérénice (et de la Bérénice de RACINE) qui non seulement fait allusion à l'affaire Marie Mancini - Louis XIV, mais pose, à un moment où tout le monde en jasait, le problème des amours royales, s'il est le plus connu, n'est pas le plus probant. On pourrait en citer vingt autres, plus directs. Georges Couton, dans sa Vieillesse de CORNEILLE comme dans son précieux CORNEILLE et la Fronde, s'est attaché à repérer les recoupements avec l'actualité qu'autorisent, jusque dan leurs moindres détails, les pièces de CORNEILLE.

Mais si cette étude est précieuse pour la compréhension de la situation du dramaturge et du sens politique de son oeuvre, le fait que le théâtre de CORNEILLE contienne "en suspension" des événements réels, historiques, n'offre rien qui nous permette de le distinguer, sur ce plan, des autres oeuvres dramatiques de son temps où les références à l'actualité sont au moins aussi nombreuses.

Certes, on peut toujours dire, avec Lanson, que "ses Grecs, ses Asiatiques, ses Byzantins, ses Lombards, ses Huns et ses Francs, même ses Espagnols sont tous français, contemporains du poète et bons sujets de Louis XIII", ou, toujours selon Lanson, que "la tragédie de CORNEILLE , c'est l'histoire de chaque jour", la question de l'historicité du théâtre cornélien n'en est pas résolue pour autant. En fait, si ce théâtre est profondément historique, c'est moins par son contenu, par sa signification, que par sa structure, sa dramaturgie, et sa définition même.

CORNEILLE nous éclaire sur ce point capital lorsque, dans son second Discours, il en vient à distinguer, à propos de l'unité de temps, la tragédie de la comédie : "Aussi la différence est grande entre les actions de l'une et celles de l'autre : celles de la comédie partent de personnes connues et ne consistent qu'en intrigues d'amour et en fourberies qui se développent si aisément en un jour qu'assez souvent, chez Plaute et chez Térence, le temps de leur durée excède à peine celui de leur représentation ; mais dans la tragédie, les affaires publiques sont mêlées d'ordinaire avec les intérêts particuliers des personnes illustres qu'on y fait paraître ; il y entre des batailles, des prises de villes, de grands périls, des révolutions d'État ; et tout cela va malaisément avec la promptitude que la règle nous oblige de donner à ce qui se passe sur la scène". La différence est donc essentielle entre la comédie caractérisée par son intrigue privée et la tragédie où interviennent les affaires publiques. Et c'est en elle que réside l'historicité cornélienne. À l'origine, théâtre privé, théâtre de comédie, le théâtre cornélien ne naît véritablement qu'avec le dépassement des personnages et de leurs passions considérés comme des entités, avec leur inclusion dans un ordre plus large : celui de l'État — lorsqu'il se définit comme théâtre politique. Dès lors, son action est non plus seulement résolution d'un conflit, mais encore avènement d'un nouvel ordre supérieur à la situation initiale, mutation brusque des données premières. Et le politique, loin de constituer un élément décoratif, en forme le noeud même. Il est littéralement le moment essentiel du drame cornélien: celui du passage à l'État, de la création ou de l'acceptation, par des personnes privées, de l'État, et signifie découverte d'une nouvelle liberté, d'un nouveau mode d'être.

Reconnaître cette dimension politique du théâtre de CORNEILLE , c'est aussi exprimer le caractère fondamental de son rapport à l'histoire. Nous revenons ainsi à sa durée, aux cinquante années pendant lesquelles il s'élabore, et qu'il devait exprimer, reprendre à charge — et au paradoxe de ce théâtre : dramaturge historique, CORNEILLE termine son oeuvre contre l'histoire, par un refus inconditionnel de celle-ci.

C'est ce paradoxe que j'ai tenté d'éclaircir en retraçant l'itinéraire du couple héros-roi qui se situe au centre même de la dramaturgie cornélienne. Sans doute serait-il possible d'en retrouver les phases en étudiant les figures de la rhétorique cornélienne. Aux différents moments de ce rapport héros-roi correspondent en effet des formes dramaturgiques facilement différenciables : la construction par paliers de Cinna, le "suspense" de Rodogune, le double jeu de Nicomède, le tournoiement des intrigues concentriques d'Othon et d'Agésilas, le monologue tragique d'Attila et ce que l'on pourrait appeler l' "élégie tragique" de Suréna. Mieux encore, une analyse du langage de CORNEILLE , de sa complication et de son obscurcissement progressifs, rendrait également compte de cette évolution.

Outil de la reconnaissance de chacun dans et par l'Etat, c'est-à-dire par tous, ce langage est nécessairement, dans Le CID et dans Cinna, d'une admirable clarté. Sa précision, sa limpidité s'accentuent même à mesure que l'on approche de la conclusion, de cette apothéose d'un dans tous et de tous par un. L'État, semble nous dire CORNEILLE , c'est aussi un langage transparent. Or, dès La Mort de Pompée, ce langage se brouille. Chaque personnage parle pour soi. Les points d'impact entre les divers discours se font de plus en plus rares. Bientôt c'est l'imbroglio d'Héraclius. Nous entrons dans un monde sans vérité où la politique devenue destin n'est plus accomplissement mais servitude et où les hommes ne communiquent plus par la parole, ne se reconnaissent plus à travers elle mais se trompent et propagent la confusion. Le roi ayant failli à sa mission, le langage est comme privé de clef de voûte. Il ne rassemble plus ; il désunit. Parlant tous la même langue, presque abstraite et sans objet certain, les personnages ne s'entendent plus : chacun de leurs mots renvoie à un autre qui lui-même... et ainsi de suite. CORNEILLE en arrive à composer des fragments de scène, voire des scènes entières où les protagonistes se renvoient à intervalles réguliers les mêmes vers, comme un écho... Auparavant, le discours royal reprenait et résumait tous ceux des autres personnages. L'expression juste y était synonyme de vérité. L'État se fondait sur une phrase. Maintenant les formules prolifèrent, et cette prolifération masque la réalité. Nous sommes entrés dans un délire logique où la rigueur des raisonne. Li ments est d'autant plus grande que ces raisonnements tournent plus à vide. À l'extrême, on pourrait parler d'une expérience mallarméenne de CORNEILLE . De RodoguneAgésilas (les pièces de la Fronde exceptées), chacune de ses oeuvres constitue, en effet, comme un "tourniquet" verbal, un jeu de reflets où la réalité s'exténue. Seul le monologue tragique d'Attila est encore lourd de réalité. Le langage de CORNEILLE a, bel et bien, changé de fonction : il ne résout plus rien. Il déplore, il chante... Il témoigne non d'une adhésion au monde ou d'une volonté de transformation de ce monde, mais d'un détachement. "Tragédie élégiaque", Suréna ne nous offre plus que l'image d'une progressive déréliction, d'un ordre qui se défait sans espoir de retour ; son langage se dénoue en un chant qui se prolonge et se perd jusqu'au silence. Là CORNEILLE rencontre RACINE.

Car la réussite de RACINE et l'échec de CORNEILLE ont la même signification : celle d'une négation de la société telle qu'elle est, mais elles sont de sens opposés. Alors que l'oeuvre de CORNEILLE avait, à ses débuts, ; témoigné du grand espoir de la bourgeoisie en une société unifiée par le roi où nobles et bourgeois s'équilibreraient, partageraient leurs pouvoirs et échangeraient leurs vertus, celle de RACINE n'a jamais traduit qu'un refus de la condition historique de l'individu — refus qui a son origine dans la situation sociale du dramaturge et a emprunté son idéologie au jansénisme. La réussite de RACINE est celle d'un écrivain qui ne voit à ses contradictions d'autre solution que tragique : les spectateurs du Siècle de Louis XIV s'y sont reconnus. L'échec de CORNEILLE , celui d'un homme qui avait cru à l'avènement d'une histoire réconciliatrice et celui d'un écrivain qui avait tenté de résoudre ses propres contradictions en les projetant dans un théâtre dont la figure du roi, parlant de tout au nom de tous, constituerait la clef de voûte.

Bourgeois fasciné par la noblesse, ébloui par son éclat, l' "officier" CORNEILLE avait failli se laisser aveugler par la gloire et devenir le chantre d'un héros féodal. Mais c'eût été trahir sa propre situation. D'où son recours au roi, l'appel à la médiation royale qui sont au centre de son oeuvre et qui, en 1637, s'inscrivaient naturellement dans la réalité politique. Quarante ans plus tard, la Fronde vaincue, les "commissaires" remplaçant les "compagnies" dans l'exercice du pouvoir, Louis XIV à Versailles et les nobles frileusement regroupés autour de lui, une telle médiation n'était plus de saison. Le roi régnait, seul et de droit divin : la politique s'était retirée de l'État qu'il incarnait pleinement. Restaient la cour et ses intrigues privées. Le drame cornélien, cette tragédie fondée sur l'interférence des affaires publiques et des intérêts particuliers évoquée dans le second Discours, se trouvait frappée de nullité. CORNEILLE était renvoyé à ses rêves de jeunesse, à son héros, cet aristocrate à la seconde puissance tel que pouvait l'imaginer un bourgeois, à une gloire délibérément tournée, cette fois, vers la mort.

Sans doute un tel échec est-il celui du groupe social auquel appartenait CORNEILLE , de cette bourgeoisie de robe séduite par la noblesse au point de se perdre, avec elle, dans la Fronde, sans pour autant obtenir, en compensation, le droit à la cour. Mais pas plus que la réussite de RACINE qui vient le confirmer et non le compenser, il ne s'y réduit. Demeurent une carrière : celle de ce bourgeois de Rouen qui a fait la leçon à la France et à son roi, leur imposant, pendant plus de vingt ans, le mythe exaltant d'un État réconcilié, avant de se voir démenti par l'histoire et de se réfugier dans une tranquille et orgueilleuse solitude ; et une oeuvre : près de trente pièces qui, sous leur apparente uniformité, constituent un répertoire de figures dramaturgiques dont la scène française ne connaît pas d'équivalent. Aussi, la constatation d'un tel échec, loin d'accabler CORNEILLE , nous permet-elle de mieux comprendre son théâtre, d'en mesurer l'étendue, d'en admirer l'ampleur et d'en apprécier la portée.

CORNEILLE est le seul de nos dramaturges à nous proposer une grande dramaturgie historique de type shakespearien. Plus qu'un classique et moins qu'un classique, il annonce et récuse à la fois un classiscisme qui ne sera que formel. Certes, son oeuvre ne fondera pas la tradition d'un tel théâtre historique en France. Elle se referme sur elle-même et se conclut sur sa propre négation. Mais, même dans son involution, elle demeure fidèle à son ambition première. Elle dit un grand espoir avorté. Qui douterait, aujourd'hui, sinon de son actualité, du moins de sa signification, et que cette signification plus que jamais nous concerne ? On n'en a pas encore fini avec CORNEILLE .