Note d'intention · Éric Vigner · LA PLACE ROYALE

Note d'intention · Éric Vigner · LA PLACE ROYALE
Note d'intention
Note d’intention & entretien
Éric Vigner
1986
CNSAD · Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique
Langue: Français
Tous droits réservés

"Être acteur demande une expérience de la vie et des choses: c'est pour apprendre cela que vous êtes ici." Louis Jouvet, 1940, Conservatoire d'Art Dramatique

Ce qui motive ce projet c'est tout d'abord ma passion pour CORNEILLE; pour l'homme et pour l'œuvre. Découvert avec HORACE à l'ENSATT dans la classe de BRIGITTE JAQUES, j'entre au Conservatoire avec lui dans une scène de "Polyeucte", ensuite je joue Antoine dans la Mort de Pompée en 1985, au Lierre-Théâtre, et enfin je travaille Alidor de LA PLACE ROYALE dans la classe de Denise Bonal. C'est ce travail effectué en première année sur presque toute la pièce qui m'a donné envie de l'approfondir et de la mettre en scène.

LA PLACE ROYALE est une pièce charnière du théâtre de CORNEILLE, c'est une comédie, sa dernière, qui annonce les tragédies qui suivront et la naissance de la figure du héros (Cf S. Doubrovsky, CORNEILLE et la dialectique du héros.).

Ce qui m'intéresse dans cette pièce c'est sa modernité, ses préoccupations, ainsi que la philosophie des personnages sur l'amour, sur la liberté, qui à bien des égards sont semblables aux nôtres. Cette utopie d'Alidor :"je veux la liberté dans le milieu des fers" reste et demeure utopie pour la fin du 20ème siècle.

Je m'appuierai sur un texte d'OCTAVE NADAL pour justifier mon parti-pris dramaturgique qui se résume à inscrire la pièce dans une socialité plus précise et plus contemporaine, ce qui permettra aux discours exposées d'être mieux entendus, par contraste, tout en faisant résonner cette langue admirable. OCTAVE NADAL écrit (cité par Bernard Dort dans CORNEILLE dramaturge):

"Dans LA PLACE ROYALE, il n'y a en effet ni famille, ni clan, ni État. Tous les personnages y vivent non dans un tout mais enracinés dans eux-mêmes. Sans fondements raciaux, familiaux; sans lien qui les rattache solidement aux parents, nombreux, certes, dans les comédies, mais sans parenté si l'on peut dire avec leurs enfants. Ceux-ci admirablement seuls avec eux-mêmes, ne sont marqués d'aucun atavisme. De là cette précarité, cette désinvolture, cette actualité de leur caractère. Ils sont non d'un pays ou d'une époque, mais d'une place et d'un moment. Instables, capricieux, utopiques. Âge de la jeunesse échappée de la tutelle paternelle et proche du mariage. Instant abstrait, d'énergie spirituelle intense, où le jeune homme prenant conscience de sa personne, interpose entre le monde et lui des desseins et des images aussi éloignés des choses que des songes. Il croit penser et il n'a que des idées. Alidor n'échappe pas à cette condition. Il l'accuse plutôt."

Pour que les personnages deviennent de chair et d'os, et ne restent pas seulement des philosophies en marche, il faut définir à chacun sa psychologie, ses singularités, et les inscrire dans un contexte social qui justifie ou contredit leur propos, les mette en valeur de toute façon.

L'action se situerait donc au sein même d'une institution, quoi de plus représentatif de l'institution que l'école ou plutôt l'université. LA PLACE ROYALE, lieu de transition deviendrait corridor, couloir d'université; les étudiants, personnages "aristocrates" sont au terme de leur cursus. Cette journée va décider de leur vie à venir, c'est le passage à l'âge adulte, "le destin se déclare", pour employer le premier vers de Ptolomée dans la mort de Pompée...

Ce qui m'amuse et m'intéresse dans ce projet, c'est de jouer sur le parallèle entre notre situation d'élèves au sein même du conservatoire, et celle des personnages de la pièce. Donc d'un côté un certain "réalisme", donné essentiellement par la scénographie, les costumes, les éclairages; c'est à dire l'aspect visuel du spectacle. Et de l'autre côté la langue de CORNEILLE, les vers, une forme classique.

Tout l'intérêt de la mise en scène est de réussir le délicat équilibre entre l'image et la langue. C'est l'acteur qui fera le lien entre les deux dans cette expérience. C'est le travail de l'acteur, l'élaboration du jeu qui me passionne bien plus que le formalisme et l'esthétisme de la mise en scène. Travailler de manière artisanale, petit à petit, en décortiquant les situations les unes après le autres, exploiter ces situations (Phylis et Alidor, les deux moteurs de la pièce, entrainent avec eux les autres personnages par leurs manigances), mais il ne faut jamais oublier que c'est une comédie pas encore une tragédie. Ces personnages sont des "aristocrates", cette dimension est essentielle à la pièce, ils ont une hauteur de sentiments, de pensée, qui en font des personnages exceptionnels.

La pièce:
Elle commence par une discussion entre deux femmes qui défendent chacune leur Art d'Aimer. Angélique érige l'amour en absolu, elle entend la passion comme valeur suprême, tandis que Phylis son amie, voit dans la passion l'aliénation de sa propre liberté et préconise l'indifférence, aimer tout le monde afin de n'être attaché à personne. L'arrivée sur la place de Cléandre et de Doraste vient illustrer la thèse de Phylis, les deux hommes se plaignant de l'empire de la passion amoureuse sur eux. Quand intervient Alidor, ami de Cléandre, une passion partagée l'attache à Angélique: "j'idolâtre Angélique.", mais il voit dans l'amour l'aliénation de sa liberté, ayant une conscience aigue de l'asservissement passionnel et sentiment tragique du temps: "je veux la liberté dans le milieu des fers."

Utopie dont parle OCTAVE NADAL: "Alidor est le moment anarchique pur de la liberté, moment de jeunesse superbe certes mais utopique et sans vertu, double face sublime et dérisoire." Il projette de donner Angélique à son meilleur ami Cléandre, incapable de la quitter, il va s'arranger pour que ce soit elle qui renonce à lui, sa solution n'est pas de neutraliser l'autre par l'indifférence à la façon de Phylis mais d'affirmer la présence de l'autre par l'entremise d'un jeu pervers, pour ensuite le supprimer radicalement. Le drame du renonçement devient celui de la persécution. Mais sous prétexte de se débarrasser sur l'autre d'un effort douloureux pour retrouver l'indépendance, il aboutit à cette dépendance de l'autre.

Le dénouement atteste qu'il n'a pas cessé d'aimer et qu'il aime davantage: "Alidor semble ne commencer à l'aimer que quand il lui a donné sujet de le haïr", dixit CORNEILLE dans l'Examen. Alidor noble se pose en héros, son action est indissociable de l'orgueil aristocratique, il met à l'épreuve sa propre liberté par rapport à lui et au monde.