Le Monde · 06 novembre 1993 · LA PLUIE D'ÉTÉ

Le Monde · 06 novembre 1993 · LA PLUIE D'ÉTÉ
La voix si jeune de MARGUERITE DURAS.
Presse nationale
Critique
Michel Cournot
06 Nov 1993
Le Monde
Langue: Français
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Le Monde

6 novembre 1993 · Michel Cournot

De l'Ukraine au Finistère

Journées de la Toussaint à Brest. Éric Vigner, né à Brest (il a trente-deux ans), vient présenter, dans la salle du cinéma Stella, sa mise en scène de la Pluie d'été de Marguerite Duras. C'est, dans la périphérie sud de Paris, à Vitry, un couple d'immigrés. Lui est italien, elle est ukrainienne. Ils ne travaillent pas, ont sept enfants, ont droit à la Sécurité sociale, et le service social de la municipalité (communiste) leur vient en aide, leur procure des meubles, des ustensiles, des robes pour la mère... Les enfants courent et jouent dans les rues, sur l'ancienne autoroute désaffectée où l'herbe pousse dans les fentes du ciment, ou bien ils feuillettent des bandes dessinées au Prisunic.

Les deux aînés, Ernesto et Jeanne, quand ils sortent, emmènent avec eux les petits, dans une vieille poussette : ils craignent que les services de protection de l'enfance ne viennent les chercher, ne fassent signer des papiers aux parents. Ils ont entendu dire que, lorsque des enfants sont confiés, dans ces conditions, à l'Assistance publique, il n'est pas aisé à la mère de les reprendre, plus tard.

Marguerite Duras avait été frappée par cette ville, Vitry, par ses maisons, par les vies qui sont vécues là. Elle a dit avec vérité et acuité une chose singulière, très secrète : les états de conscience des personnes comme cette mère, ce père, qui ont abandonné l'acte social, l'acte physique, de "gagner son pain", qui sont, civiquement parlant, un peu comme des morts-vivants, mais qui, parfois, ne sont pas des ruines, ni des êtres qui se négligent. Qui, au contraire, sont bien tenus, clairs. Ils ont tué leur mémoire, restent presque entièrement muets. Ils sont encore capables de rire, et pas d'un rire d'aliénés. Parvenir à "deviner", à "entendre", à rejoindre ces "absents", comme le fait Marguerite Duras, par des paroles qui sont comme des tentatives d'approche hésitante, sans condescendance aucune, c'est nous faire toucher l'un des points les plus sensibles de ce monde que nous partageons. La Pluie d'été est l'un des plus forts textes de Marguerite Duras.

La voix si jeune de Marguerite Duras

Le récit s'organise autour d'Ernesto, qui n'a pas accepté de rester "scolarisé" plus de trois jours. C'est un risque, car la scolarisation, y compris celle des "lumpen", est obligatoire ; l'absence signalée par les directrices, est d'ailleurs ce qui, parfois, détermine la visite de l'assistante sociale, et l'hospitalisation éventuelle d'un enfant malade en danger - sans quoi les parents attendraient trop pour appeler. Pour raison de son refus de l'école, Ernesto a déclaré : "Parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas." Paroles qui, dans leur nudité, leur énigme, évoquent les "relances" des dialogues platoniciens. Marguerite Duras avait tourné elle-même en 1984 un film, intitulé les Enfants : Tatiana Moukhine jouait la mère, et Alexandre Bogouslavsky Ernesto, à la perfection.

L'ancienne salle de cinéma Stella, où Éric Vigner a présenté sa "mise en théâtre", est située dans l'ex-village de Lambézellec que la ville de Brest a "phagocit" en 1972. C'était la salle de patronage. La mairie l'a rénovée, lui laissant un cachet un peu anachronique, un peu maigrichon, genre "décorateur prolo du dimanche", ou kermesse populaire, qui s'accorde d'une façon souriante, émouvante, au dénuement calme des asociaux de la Pluie d'été. Les acteurs sont jeunes, tous les six sortis du Conservatoire en juin 1993. Décors et accompagnements scéniques, mouvements sur scène, sont simples. L'émotion de la chose est dans l'"innocence", la transparence et la lumière, avec lesquelles ces acteurs, Hélène Babu (la mère), Jean-Baptiste Sastre (Ernesto), Anne Coesens (sa soeur Jeanne), Philippe Metro (le père), Thierry Collet (l'instituteur), et Marilu Bisciglia (une journaliste), savent exprimer les signes de la peur de ces enfants, de ces parents, les signes aussi de leurs trêves, de leurs brefs retours d'effrayante gaieté. La fragilité du souffle est ici exactement dite, de même que la voix si jeune et nette de Marguerite Duras à mettre le doigt sur le "principe de vie".