93 hebdo · 28 mai 1994 · LE JEUNE HOMME

93 hebdo · 28 mai 1994 · LE JEUNE HOMME
Jean Audureau : un voleur de mystère parmi les saints et les fous.
Presse régionale
Avant-papier
Stephane Koechlin
28 May 1994
93 Hebdo
Langue: Français
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93 hebdo

28 mai 1994 · Stephane Koechlin

"Les enfants sont le royaume absolu avec les saints et les fous"

Du 2 au 12 juin, le théâtre de la Commune Pandora à Aubervilliers accueille quatre pièces de JEAN AUDUREAU: KATHERINE BARKER, la Lève, LE JEUNE HOMME, et Félicité. Quatre oeuvres fortes, violentes d'un auteur rare et cruel.

Tout commence par une grosse flingueuse, laide à faire peur, pilleuse de banque, ennemie public n°1, vers 1930. Les annales du crime en Amérique lui ont donné une place aussi mythique qu'Al Capone. JEAN AUDUREAU a écrit une pièce sur KATHERINE BARKER et ses quatre vauriens. Une drôle d'histoire, trouble, étrange, pleine de folie. Tirée d'une œuvre épique, écrite à 27 ans, à Memphis, il y a un homme d'une force prodigieuse, elle est présentée au Théâtre de la Commune à Aubervilliers, en compagnie de trois autres pièces tout aussi cruelles: la Lève, ou l'amour d'une courtisane, LE JEUNE HOMME qui rencontre Emmanuel Kant à la fin de sa vie, et Félicité, d'après le conte de Flaubert. L'oeuvre de JEAN AUDUREAU, l'un des créateurs les plus cruels de la scène, ne laisse pas intacte.

93 Hebdo: Comment êtes-vous venu au théâtre?

JEAN AUDUREAU: J'ai commencé par écrire une histoire à l'âge de 10 ans. Elle mêlait la fille de Gilles de Rais et Lady Macbeth, au cours d'une tempête, pendant la nuit. Il m'en reste quelques fragments. Quelques années plus tard, à 24 ans, une motocyclette m'a renversé, et j'ai dû être hospitalisé avec la jambe bien esquintée. Pour tuer le temps, j'ai composé une pièce qui s'appelait La réception. Une oeuvre où les aliments pourrissent pendant le temps de la représentation. Comme son nom l'indique, elle raconte une réception : monsieur et madame la baronne et leurs deux filles reçoivent des invités. Ils ont à leur service un valet qui est l'homme à tout faire de la famille, dans tous les sens du terme. Un meurtre doit avoir lieu. La victime en est le valet. Seulement, j'indiquais dans une note que l'acteur principal devait réellement tuer le serviteur. Une pièce bien sûr injouable. Je voulais voir les limites de la fiction. Est-ce que tout est imaginable? Le théâtre est sans doute, comme le disait Arthaud, la Peste. Il ne devrait pas connaître de frontière. La Réception rejoignait un peu les rites vaudous. Il fallait essayer d'approcher le danger que procurent ces cérémoniaux. Cette idée m'était venue parce que j'avais eu très peur d'être tué. Le danger de toute façon m'intéresse beaucoup, a fortiori dans le théâtre. Il devait soutendre ma première pièce que j'ai créée à 27 ans, à Memphis, il y a un homme d'une force prodigieuse, d'où a été tirée KATHERINE BARKER.

93 Hebdo: Les personnages de votre oeuvre ont tous des relations passionnelles. D'où vient cette flamme?

J. A.: Tous mes personnages ont une jeunesse très forte en eux. J'écris un théâtre pour adolescents. Beaucoup de jeunes m'écrivent pour me dire qu'ils apprécient mes pièces. Je m'entends mieux avec les gosses qu'avec les grandes personnes. Les enfants, c'est le royaume absolu avec les saints et les fous. On trouve dans mes textes ce jusqu'au boutisme propre à la jeunesse, à travers ces dialogues très cruels entre les jeunes et les vieux. Des dialogues qui conduisent à l'instabilité, au déséquilibre. Regarder le personnage du Jeune Homme. Il rend visite à ce prestigieux penseur, Emmanuel Kant, au crépuscule de sa vie. Il lui pose des tas de questions, et le vieux philosophe n'arrive pas à y répondre. Cette incapacité de l'ancien à parler au jeune conduit au drame. KATHERINE BARKER raconte aussi l'histoire sublimée d'une passion, dans un monde assez noir, l'Ouest américain. J'aime cette époque où l'on a vu la naissance du jazz... Kate Barker a quatre fils qui, obsédés par leur mère, vont aller très loin, devenir des grands criminels. Ils en mourront tous. J'ai été intéressé par l'amour incestueux, insensé, de cette mère pour ses fils. L'alchimie est mystérieuse et explosive.
Comme dans la Lève, où une courtisane retrouve une jeunesse grâce à l'amour d'un jeune homme, comme dans Félicité, cette vieille servante, sublime amoureuse, folle de ses désirs inassouvis. Elle va même jusqu'à la mort. Il y avait un jour en Amérique un garçon qui avait relevé le défi de provoquer le soleil. Je ne vous conseille pas d'essayer car on en meurt. Félicité relève aussi ce défi. Elle se conduit parfois comme une gosse. L'imagination est dans son cœur. Souvent, dans mes pièces, les jeunes sont les vieux et les vieux sont les jeunes. Les jeunes gens meurent à la place des vieux. C'est le monde tel qu'il est. Je ne sais pas si vous relevez le nombre de jeunes qui se suicident dans les prisons. Hallucinant. Ce n'est pas normal. Quelque chose ne va pas.

93 Hebdo: Vos pièces se déroulent aussi dans des endroits qui ne sont pas réels...

J. A.: Il y a Memphis, mais je n'y suis jamais allé. Il paraît que c'est une ville assez banale. Je l'ai choisie car le mot Memphis est beau. L'aîné de Katherine Barker dit à sa mère qu'il va partir pour Memphis. Il crée, comme les enfants savent le faire, une histoire mythique. Il dit qu'il va à Memphis rencontrer un homme d'une force prodigieuse, et qu'il va le tuer pour voir... Félicité se déroule bien sûr dans une ville de Normandie mais au fur et à mesure que l'histoire se déroule, on ne sait plus très bien où on est. LE JEUNE HOMME se situe à Koenigsberg, qui est la ville natale de Kant mais le récit va au delà. Il s'échappe dans le cosmos, la lumière, la nuit, la pluie. Tous ces endroits deviennent presque intemporels, indéfinis parce que je veux préserver le secret. J'aime les grandes villes car elles sont justement mystérieuses. Je suis un voleur de mystère.