7 à Paris · 8 avril 1992 · LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE

7 à Paris · 8 avril 1992 · LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE
ÉRIC VIGNER sur le pied de guerre
Presse régionale
Critique
Marc Voline
08 Apr 1992
7 à Paris
Langue: Français
Tous droits réservés

7 à Paris

8 avril 1992 · MARC VOLINE

Éric Vigner sur le pied de guerre

À la guerre comme à la guerre... L'an dernier, la première création d'ÉRIC VIGNER et sa Compagnie Suzanne M. (La Maison d'os de Dubillard) bouleversait joyeusement le ronron théâtral. Aujourd'hui, ils repartent à l'assaut avec une étonnante fable militaro-fantasmatique: LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE. Haut les cœurs!

Décidément, la guerre n'a pas fini de fasciner le théâtre. De "Gaudeamus" à "Dieu est absent des champs de bataille", du "Théâtre ambulant Chopalovitch" au  Régiment de Sambre et Meuse, on aura bien joué aux petits soldats, cette année. Normal. Si, en avançant en âge, nous avons oublié nos jeux guerriers d'enfants, les comédiens, qui ne grandissent jamais, sont toujours dedans. Chaque soir, face au public, ils risquent tout aussi sûrement leur peau que les militaires au front (ne parle-t-on pas, d'ailleurs, de "théâtre des hostilités" ?) Et le fait que cette mort soit métaphorique n'atténue en rien l'état d'urgence. Pour ÉRIC VIGNER et les membres de la Compagnie Suzanne M., le déclic se produit pendant une répétition de leur premier spectacle - La Maison d'os - dans une matelasserie désaffectée d'Issy-les-Moulineaux. La guerre du Golfe a éclaté et, au milieu des flashes d'information, la petite radio qui relie la troupe au monde réel fait soudain entendre le sifflement d'un Scud.

Aussitôt, c'est la remise en cause: à quoi ça sert de faire du théâtre quand il y a la guerre ? Une interrogation renvoyant à celle, plus fondamentale encore, de leur maître à tous (Roland Dubillard): "Qu'est-ce que vous foutez là ? Vous ? Ici ? Là ? Tout de suite ?"

La réponse ne se fait pas attendre. À la guerre comme à la guerre. Quand faut y aller, faut y aller. C'est ainsi qu'est née l'idée du Régiment de Sambre et Meuse, une fable sur fond de conflit éternel. Sept acteurs, dans une ville où la guerre est journalière, se retrouvent dans un théâtre en ruines, dans la zone interdite, pour jouer. Et à quoi jouent-ils ? À la guerre. Forcément. Ils se sont appelés LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE, en mémoire d'un régiment mort glorieusement pour la patrie. Que l'on soit soldat ou comédien, la seule manière de s'en sortir, c'est d'être une troupe d'élite. Au milieu des décombres, ils vont donc revivre toutes les étapes de la fascination pour la chose militaire, de l'intronisation à la rêverie. En tentant de répondre à cette question: à quoi pense un soldat qui côtoie la mort à chaque instant ? Oubli de soi dans l'uniforme, peur de l'inconnu, joie enfantine, idéal de beauté, de perfection, d'absolu... Tous les fantasmes se succèdent, magnifiés par une fatale absurdité, tandis que les obus s'écrasent alentour.

Les fantasmes des acteurs dans la pièce, ce sont aussi ceux des membres de la troupe - metteur en scène compris -, dont aucun n'a fait son service militaire. La guerre, pour eux comme pour la plupart d'entre nous, est une abstraction nourrie de films, de livres et de récits familiaux. Mais, après tout, que sait de la guerre une bleusaille qui débarque au front?

Le projet, démarré tout d'abord sur Les GaÎtés de l'escadron de Courteline (ce qui aurait réduit le conflit à sa seule dimension farcesque), va ensuite se nourrir de textes de Céline, Allais, Genet, Dubillard et de ces fabuleuses lettres que le peintre Franz Marc, du front, envoie à sa femme.

Fondateur du Blaue Reiter avec Kandinsky, ami de Klee, Franz Marc est un engagé volontaire. A 30 ans, du fauvisme au cubisme, il a traversé toutes les aventures picturales de son temps. Il mourra en 1916, à Verdun.

Pour l'heure, il s'interroge: "Derrière la guerre, il y a quelque chose de l'ordre du monde, de l'harmonie." Son sentiment de vivre "un présent qui appartient déjà au passé", son aspiration vers ce qui va suivre, et ne sera jamais plus comme avant, se retrouvent avec la même soif de pureté dans le travail d'ÉRIC VIGNER. À 30 ans, lui aussi, il considère en effet qu'on ne peut plus faire du théâtre comme papa.

Fermement décidés à tout réinventer, ÉRIC VIGNER et sa bande ont donné, l'an dernier, avec La Maison d'os, un joyeux coup de pied dans la fourmilière théâtreuse. Adieu, les faux-semblants et le "consensus mou". Les marchands, hors du temple ! Place au jeu ! Bref. On ne s'ennuie pas.

Fidèles à la maxime de Dubillard, "Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut", les "Suzanne M." sont définitivement "pas comme il faut". Voilà, justement, ce qu'il nous faut. Equipés des plus grandes lettres de noblesse (ils sortent, pour la plupart, des écoles supérieures d'art dramatique), ils chamboulent tout dans l'ivresse. Tout en renouvelant l'expression théâtrale (aux oubliettes, la sacro-sainte continuité, vive la rêverie en direct), ils se permettent même de renouer avec des formes oubliées. Comme ce théâtre à l'italienne dont la dimension verticale les réjouit.

À Issy-les-Moulineaux, où le spectacle se déroulait sur plusieurs étages, ils étaient servis. A Aubervilliers, dans LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE, on retrouvera avec plaisir échafaudages, trappes et chausse-trapes d'où les acteurs jaillissent comme des diables de leur boîte. Poursuivant sur les planches leur combat idéologique, nos guerriers sont gonflés à bloc.

Complètement immergés dans cette offensive, les sept acteurs mâles ont trouvé un soutien inattendu dans les filles de la troupe qui, d'abord exclues de cette histoire d'hommes, ont trouvé un fabuleux exutoire à leur frustation de ne pas jouer. Transformées en marraines de guerre, elles ont bichonné leurs soldats, leur envoyant missives et colis et leur mitonnant, au cours des répétitions, de savoureux petits plats. Autant vous dire que le moral est au beau fixe.

Résultat: le spectateur est immédiatement emporté par les images d'Epinal et les tableaux fantasmatiques qui se succèdent sous ses yeux. Spectateur ? Témoin, plutôt. Ici, plus de scène ni de salle; le théâtre tout entier a été transformé en un gigantesque champ de bataille. Pour y entrer, point besoin de casque ni d'armes. Un peu d'imagination suffit. Tout le reste est littérature, que l'on oublie, heureusement.