Le regard et la lettre · Alain Grosrichard · BAJAZET

Le regard et la lettre · Alain Grosrichard · BAJAZET
Le regard et la lettre
Commentaire & étude
Alain Grosrichard
1979
Structure du Sérail
Éditions du Seuil
Langue: Français
Tous droits réservés

LE REGARD ET LA LETTRE

1979 · Alain Grosrichard

"Dans l'orient désert" *

Le despotisme oriental, c'est l'empire d'un regard qui est à la fois partout et nulle part, unique et innombrable. 

"De cette maîtrise des regards, l'aveuglement des enfants royaux dans le Sérail est l'illustration exemplaire : travail précis, mais simple, qui exige moins l'adresse de l'orfèvre ou du chirurgien que la délicatesse du serviteur zélé préparant une friandise pour son maître. Et ce n'est pas l'œil - l'organe est l'enveloppe de la vue - qu'il porte, mais la prunelle : le regard lui-même. Maîtrise achevée, comble sans doute de la jouissance du maître, puisqu'il peut regarder le regard lui-même qu'il tient entre ses mains."

"La volonté du prince, une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le sien." (1*)

Empire du regard, il n'est pas surprenant que le despotisme soit aussi l'empire des signes : "Tarquin, Trasibule, abattant les têtes des pavots, avaient compris, écrira Rousseau, que le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu'on parle.*"

Les monarques ottomans commandent presque toujours par écrit. "C'est le signifiant même, dirait-on, qui, matérialisé dans la lettre, vole, frappe, et tue. Il est à la fois la sentence, la hache et le bourreau. Lancé d'un centre unique et porté par un messager dont le prototype est un de ces muets du grand Sérail, il sillonne un espace sans bruit et sans obstacle, atteignant à coup sûr la cible que le caprice du maître lui a fixée. La mort d'un pacha, par exemple, est décidée : "un messager arrive, lui montre l'ordre qu'il a de porter sa tête ; l'autre prend l'ordre du Grand Seigneur, le baise, le met sur sa tête en signe du respect qu'il porte à cet ordre et fait son ablution puis sa prière, ensuite de quoi il donne franchement sa tête."

"Pour bien faire le sultan, il ne faut point parler, mais par une extraordinaire gravité, faire trembler les hommes d'un seul clin d'œil. (2)"

Rien ne met à couvert des extravagances du caprice des Despotes, ni probité, ni zèle, ni services rendus; un mouvement de leur fantaisie, marqué par un mouvement de la bouche par un signe des yeux ou plus généralement par la lettre, fait et défait les vizirs, les pachas, ou élève un simple cuisiner aux plus hautes charges. La seule grandeur est celle que confère hic et nunc, le choix de l'instant.
Autrement dit, toute la valeur - et la seule valeur - des individus dépend du marquage opéré sur eux par le sceau du maître. Il suffit que cette simple marque soit reprise pour que le sujet qu'elle rendait puissant s'anéantisse à l'instant.

(1*) Montesquieu : l'esprit des lois, liv III, chap X
(2)  Baudier : histoire générale du sérail et de la cour du Grand Seigneur, empereur des Turcs (1623)