Est-ce un enchantement ?... · Entretien Éric Vigner · Jean-Loup Rivière · L'ÉCOLE DES FEMMES

Est-ce un enchantement ?... · Entretien Éric Vigner · Jean-Loup Rivière · L'ÉCOLE DES FEMMES
"Est-ce un enchantement? Est-ce une illusion?"
Note d’intention & entretien
Éric Vigner, Jean-Loup Rivière
1999
La Comédie-Française
Langue: Français
Tous droits réservés

EV : Si MARION  DE LORME de Victor Hugo, ma dernière mise en scène,était centré sur un projet politique, L'ÉCOLE DES FEMMES est un projet qui repose sur l'amour. Je pense à ces deux vers d'Arnolphe (Acte I, sc 1) :

"Un air doux et posé, parmi d'autres enfants, M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans."
Tout commence là. Le moment initial, c'est l'amour. Et il enchaîne:
"Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, De la lui demander, il me vint la pensée
La pensée viendrait donc après l'amour. Le rêve d'Arnolphe est le projet d'un amour fou.

J L R : Ce que le spectacle ne montre pas, c'est la naissance de l'amour. Et la naissance de l'amour, c'est la naissance de l'amour pour un enfant. Ce que montre la pièce, c'est l'amour pour une femme.

E V : Arnolphe rencontre l'amour pour la première fois, ce jour là, il y a treize ans dans la personne d'une petite fille élue parmi d'autres ; c'est sur ce sentiment inconnu à lui-même jusqu'alors, sur la puissance de cet évènement là, qu'il va construire, rêver, une architecture, une ville, des lois, des règles, une école. C'est l'amour même qu'il rencontre.

J L R : L'amour est-il réciproque dans cette histoire?

EV : Au début de la pièce il n'y a pas de réciprocité sur un même sens. Arnolphe a élevé Agnès en dehors du monde, dans un monde clos. Il aime Agnès comme Dieu aime sa création, Agnès aime Arnolphe comme une fille aime son père. Ce qui est beau dans le rêve d'Arnolphe, c'est qu'il construit son projet sur des bases qui ne sont pas solides: il prend une enfant et décide soudain que cette enfant vient de naître au monde, qu'elle n'a pas de famille, qu'elle vient de nulle part - qu'elle est un pur objet à construire.

J L R : Penses-tu qu'il y ait une dimension expérimentale chez Arnolphe, comme dans la dispute de MARIVAUX ?

E V : Ce n'est pas de l'ordre de l'expériment. C'est un projet personnel, une utopie individuelle qui à valeur d'exemple, une affirmation du moi, si il y a expérience elle est de l'ordre de l'intime.

Arnolphe dit - moi - comme un héros romantique dit - je veux.
À la question de Chrysalde - (Acte I, scène 1):
"Vous venez dites-vous pour lui donner la main."
Arnolphe répond
"Qui, je veux terminer la chose dans demain."

"Oui"- : c'est la première parole d'Arnolphe dans la pièce, c'est le "Oui" du "voulez-vous prendre pour épouse devant Dieu et jusqu'à la mort", c'est le "Oui" d'un mariage métaphysique ; -"je veux" - : c'est l'affirmation de sa volonté individuelle, Arnolphe s'engage personnellement et tout entier dans son rêve -"Je veux terminer la chose"- : quelle est cette chose dont il parle et qu'il à bâti consciencieusement pendant treize ans, jour après jour, à l'écart du monde.
-"Oui, je veux terminer la chose dans demain"
- et on peut imaginer qu'il ira jusqu'au bout. Aujourd'hui, c'est l'achèvement du rêve d'un amour fou. Arnolphe se retire. Et c'est le dernier jour.

J L R : Arnolphe dit "moi" comme un héros romantique , on pourrait dire aussi comme un enfant.

E V : La rencontre s'est faite avec un enfant; c'est entre enfants que ça se passe. Il y avait cette phrase dans LA PLUIE D'ÉTÉ de Marguerite Duras, dont je me souviens "Nous sommes tous des enfants d'une façon générale"

J L R : Le paradoxe de l'enfance est déjà inscrit dans ce titre : L'ÉCOLE DES FEMMES o u L'ÉCOLE DES MARIS : on associe une désignation d'êtres adultes - les maris, les femmes - à une institution qui concerne les enfants. Le titre L'ÉCOLE DES FEMMES dit d'une certaine manière : on va vous montrer ce qu'il y a d'enfance quand l'enfance n'est plus là, comment quelque chose de l'enfance se perpétue, ne bouge pas, résiste au devenir adulte.

E V : Arnolphe a éduqué Agnès selon -pour aller vite- les principes philosophiques inspirés de Descartes, Je pense donc je suis, pour lui faire accéder à la liberté d'être (mais dans son monde). Agnès est une incarnation philosophique. C'est l'intrusion d'Horace qui lui permet de constater que son projet à réussi, que cette enfant est devenue une femme libre, qui pense, qui est. Horace, c'est l'autre, c'est l'extérieur qui arrivant à l'intérieur de cet espace clos créé des ouvertures. L'espace s'ouvre et c'est la naissance du désir, d'un amour dont la nature a changé. Arnolphe commence à regarder Agnès non plus comme l'enfant d'un projet utopique, mais comme une femme. Arnolphe retombe amoureux d'agnès.
Tel est le paradoxe d'Arnolphe : Parce qu'il réussit complètement son projet, son projet lui échappe : il ne peut pas être l'homme de cette femme qu'il a créé.
Pour que son oeuvre se perpétue dans la réalité, il va donner cette femme en mariage à Horace. Agnès devient son vecteur dans le réel.
Si Agnès est devenue une femme. Arnolphe, d'un Dieu créateur, d'un maître, devient un homme.
On assiste à la naissance d'un homme. C'est à ce moment là que la réciprocité du sentiment amoureux s'accomplit.

J L R : Est-ce que tu penses que la réplique du MALADE IMAGINAIRE "Il n'y a plus d'enfants" habite cette pièce ?

E V : On ne peut s'empêcher de penser à L'ÉCOLE DES FEMMES dans LE MALADE IMAGINAIRE. Le Malade Imaginaire c'est aussi l'imaginaire malade. 

J L R :  "Il n'y a plus d'enfants" ce n'est pas seulement un thème de Molière, c'est un "trou" dans molière, une chose opaque, énigmatique : la formule rejaillit sur les pièces antérieures, désigne presque une impossibilité de l'enfance parce que l'enfance s'est disséminée chez ceux qui ne sont pas ou plus des enfants. C'est une chose que MOLIÈRE n'a jamais extraite sous une forme thématique, mais qui travaille absolument toutes les pièces et au premier chef L'ÉCOLE DES FEMMES. Pour en revenir à l'amour, est-ce qu'Agnès aime Horace ?

E V : Une des dernières réponses d'Agnès à Horace à l'acte V, c'est "Vous ne m'aimez pas autant que je vous aime"
À ce moment là de la pièce, Agnès est le devenir de la Célimène du MISANTHROPE, celle qui répondra à Alceste quand il lui fera la proposition de quitter le monde et de le suivre dans un désert: "la solitude effraie une âme de vingt ans".
La folie d'Arnolphe, c'est d'avoir rêvé en-dehors du monde, loin du réel pendant treize ans. Tout est déjà joué au début de la pièce. Quand il rentre chez lui, le ver est déjà dans le fruit, l'extérieur est définitivement entré à l'intérieur. Cette enfant ne venait pas de naître au monde quand il l'a rencontrée, Agnès avait un père naturel, une famille. Et aujourd'hui, la famille, le père, le fonctionnement du monde habituel reprend ses droits, la réalité prend le pas sur l'illusion d'Arnolphe. Il y a eu un trou, effectivement, un égarement, une absence pendant treize ans ou bien deux heure et demi. Ce collapse entre l'illusion et la réalité éclate dans le "Oh" final d'Arnolphe. Ce "Oh" qui nous renseigne sur le projet d'un homme qui a éduqué un être sur l'apprentissage du langage, sur le dire, et qui finit par perdre la parole.

"Il n'y a plus d'enfants"
(le malade imaginaire, Molière)