De la fausseté de Iago à la vraie mort d'Othello · Stéphane Patrice · OTHELLO

De la fausseté de Iago à la vraie mort d'Othello · Stéphane Patrice · OTHELLO
Shakespeare par Vigner : de la fausseté de Iago à la vraie mort d'Othello
Propos
Commentaire & étude
Stéphane Patrice
Éditions Descartes et Compagnie
Langue: Français
Tous droits réservés

SHAKESPEARE PAR VIGNER

DE LA FAUSSETÉ DE IAGO À LA VRAIE MORT D’OTHELLO

Stéphane PATRICE

ÉRIC VIGNER met en scène magistralement une des pièces les plus noires de SHAKESPEARE, une des plus sordides : le drame de la confiance meurtrie, la tragédie de la trahison. Dans Othello, le traître ne donne pas son nom au titre, mais est d’emblée sur scène, en première ligne, à fleur du public, déjà au bord du gouffre, borderline. De dos, torse nu et tatoué, la tête inclinée qui médite et tisse sa haine de l’Etranger Othello - Général des armées sous l’autorité du Doge de Venise -, Iago se fait raser la nuque par un notable dont il a fait son valet, en fomentant une mise en scène que son éloquence mènera à bien au plus profond du Mal.

Dans une obscure lumière, la scène 1 de l’Acte I offre un Iago blanc comme un ange de l’apocalypse à venir, une chevelure de moine et un crucifix à l’envers entre les jambes. Roderigo, pâle Othello, fait déjà figure de cobaye et de premier essai avant la consécration macabre à laquelle conduiront les quatre Actes suivants, quittant Venise pour Chypre. Il faudra en effet laisser le continent et gagner l’île pour voir la trame et l’efficacité d’une manipulation de la langue opérée par Iago, manipulation qui sera aussi une mise en scène cruelle des sentiments et des corps. Entre ÉRIC VIGNER et le personnage de SHAKESPEARE aux trois voyelles et une consonne : un même amour du risque, une gradation subtile des effets, une habile direction d’acteurs.

À plus de quatre siècles de distance de l’auteur élisabéthain et de l’écriture d’Othello, le premier personnage d’Othello concurrence le metteur en scène qui lui offre en retour son talent, et au comédien Michel Fau, le vrai rôle de la fausseté par excellence, l’excellence de la dissimulation puisque le comédien comme le personnage ne sont cependant pas ce qu’ils sont, ni peut-être même ce qu’ils paraissent ou dissimulent.

Mises en abîme où l’art masque sans masque le masque ("un masque pour atteindre mon but ultime", dit Iago) pour l’exténuation d’un amour militaire, un amour de l’armée, un amour des conquêtes et victoires d’Othello (Samir Guesmi) qui séduisent Desdemone (Bénédicte Cerutti) et qu’un mouchoir faussement mouchard armera pour railler et achever un amour qui, dès l’origine, est fasciné par la guerre. La logique de Iago, loin de briser perpendiculairement cet amour souvent idéalisé (dans les mises en scène antérieures, et par certains critiques) entre l’étalon berbère nomade et la jeune vénitienne ultrasophistiquée (selon la belle traduction de VIGNER et DE VOS, SHAKESPEARE, Othello, Descartes & Cie, Paris, 2008) l’épouse à la perfection pour lui dévoiler son acmé tragique.

Othello est attaqué à l’endroit même de sa vérité profonde (ÉRIC VIGNER)

Mais la fin est déjà au commencement. Tout se noue dès les premiers mots de Iago, intelligence insomniaque, dans la maîtrise d’un art que VIGNER initie en noir et blanc, assisté par Cyril Brody, et secondé par les remarquables clairs-obscurs et les lumineuses couleurs de Joël Hourbeigt et l’ingénieuse bande-son du cinéphile-méloname Othello Vilgard.

On ne peut pas tous être maître, mais tous les maîtres
ne sont pas loyalement servis.
Regardez ces esclaves empressés de plier le genou,
qui adorent leur obséquieuse servitude
(...).
Il en est d’autres
qui donnent tous les signes extérieurs du service,
mais qui dans le fond de leur cœur ne servent qu’eux-mêmes.
N’offrant à leur maître qu’un semblant de service,
ils ne servent qu’eux-mêmes. Les poches pleines,
c’est à eux qu’ils rendent hommage.
Ceux-là ont une âme et moi,
je fais profession d’être des leurs.
Voilà pourquoi, (...),
si j’étais le Maure, je ne voudrais pas être Iago.
En le servant, je sers, mais c’est moi que je sers.
Le ciel m’est témoin, ni amour ni devoir
(...).
Ah, le jour où mes actes dévoileront le noyau secret de mon être
et mon cœur enfin mis à nu, je l’arracherai ce cœur
pour le donner aux corbeaux. Je ne suis pas ce que je suis.

Iago profère ces maux à partir d’une table de métal d’Atlanta (Koltès/VIGNER, In the Solitude of cotton fields, 7 Stage Theater) qui occupe d’abord la scène. VIGNER élabore une scénographie qui, du monde clos et étroit de l’égocentrique Iago, ouvre progressivement l’espace pour magnifier l’intelligence froide de Iago que les hauts panneaux alvéolés d’aluminium, conçus en collaboration avec Karine Chahin, offrent comme un plan extrêmement rapproché : un plan de cinéma sur les connexions neuronales qui semblent aussi des cartes mémoires ou des cartes mères d’ordinateur ou des buldings de Dubaï. Ces panneaux mobiles disent la distance et la proximité, l’archaïque et la modernité, l’Occident et l’Orient : entre haute technologie et traditionnel moucharabieh. Associés, côte à côte, ces grands panneaux, rectangles verticaux, forment le motif même du mouchoir qui, du père d’Othello à sa mère et à lui-même puis à Desdemone, sera récupéré par Emilia pour devenir dans les mains de son époux Iago, qui le convoitait, l’arme nuptiale et la nuit de l’amour.
Le mouchoir consommé, déplacé, dérobé, envoûté deviendra alors une lampe orientale couleur feue où se consume la tragédie tandis qu’entre Othello et Desdemone agonisants ou morts resplendissent et disparaissent à leur tour la puissance malveillante de Iago, soudain réduite au silence, et la bienveillance impuissante d’Emilia interprétée et élégamment accentuée par Jutta Johanna Weiss.

Entre le rasoir initial qui caresse la nuque de Iago et le meurtre final consacrant la damnation proférée par le sénateur Brabantio (Vincent Németh) : le masochisme de Desdemone ("Je suis une enfant à corriger"), les violences verbales et physiques d’Othello (il insulte Desdemone, la giffle, la jette au sol, la congédie...), la destitution du lieutenant Florentin Cassio qui joue de sa longue chevelure (Thomas Scimeca), la majesté du Doge et la dignité de Ludovico (Aurélien Patouillard), la jubilatoire docilité de Roderigo (Nicolas Marchand), et l’arrogante séduction de Bianca (Catherine Travelletti).

Othello et SHAKESPEARE, mis en scène par VIGNER avec la langue de DE VOS, dont l’alacrité préfère avec justesse et justice les "culs" aux "figues", est une architecture d’aluminium et d’acier, d’ombres et de lumières, de fourrures et vraies fausses cottes de maille, de musiques et d’accents étrangers (notamment Nicolas Marchand et Jutta Johanna Weiss), de noirs, de blancs, et de couleurs de ciel vide (entre l’Acte I vénitien et les quatre suivants chypriotes) qui retournent le vaillant guerrier Maure Othello comme un gant pour lui faire connaître l’incandescence des foudres de Iago ; et en guise d’épreuve de la scène : l’épreuve du feu ou l’enfer d’une guerre privée condamnée, comme toute guerre, à méconnaître la paix de l’amour.

Il n’y a pas d’issue, ni d’espoir dans cette pièce noire. L’étranger mercenaire - l’étalon berbère - que la république emploie et tolère à des fins politiques, jusqu’à accepter le rapt nocturne de la vierge Desdemone, retournera au chaos préfiguré par cet évanouissement mystérieux où l’homme chute, ravi par le poison distillé par Iago. Othello demeurera l’étranger et l’étrange travail de mort qui s’opère dans cette pièce ne sera sublimé par rien (ÉRIC VIGNER).

Avec VIGNER, le théâtre est donc une histoire de guerre qui broie les sentiments dans l’entrelacs intermittent de deux escaliers symétriques où se croisent, s’affrontent et s’aiguisent les armes de volontés inquiètes, tandis que la complexité des défis (celui de Iago contre les hiérarchies militaires, la généralité d’Othello et la lieutenance de Cassio ; celui de Desdemone contre son père ; celui d’Othello contre le conservatisme et l’ethnocentrisme de Venise) et la fragilité des défiances (Roderigo, Cassio et Emilia abusés par Iago ; Desdemonde baffouée par la violence d’Othello) conduiront à la cruauté de l’amour sacrifié à même le sol de scène. Tous les personnages se reflètent dans le miroir noir du plateau de théâtre, comme l’ombre anticipée ou le double de leur mort - comme la partie centrale, circulaire et mobile du plateau exprimant la vanité d’un monde qui tourne, désaxé, perdu dans le silence assourdissant des espaces infinis dont SHAKESPEARE, né avec Galilée, fut le contemporain.

Stéphane Patrice enseigne l’histoire et la philosophie du théâtre à l’Université d’Evry Val d’Essonne. Il a co-dirigé Les Lectures de Marguerite Duras (Presses Universitaires de Lyon, 2005), et est l’auteur de Marguerite Duras et l’Histoire (PUF, Paris, 2003) et de Koltès subversif (Descartes & Cie, Paris, 2008).